Réforme des retraites : annulera, annulera pas ? Le destin du conseil

Publié le 08/04/2023

La décision du Conseil constitutionnel sur la réforme des retraites est attendue le 14 avril prochain. Dominique Rousseau, Professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, met en lumière les principaux enjeux juridiques et politiques. Et si le Conseil constitutionnel avait l’occasion de prendre une décision historique ? 

Entrée du Conseil constitutionnel
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Après les médecins sur la Covid et les généraux sur la guerre en Ukraine, les constitutionnalistes sur la loi retraite ! Depuis plusieurs jours maintenant, ils sont sollicités pour dire s’il existe une chance ou un risque – c’est selon – d’entendre le Conseil constitutionnel déclarer contraire à la constitution la loi fixant à 64 ans l’âge légal de départ à la retraite. Certains considèrent que tous les moyens utilisés par le gouvernement sont prévus par la constitution, la loi organique et les règlements des assemblées et qu’en conséquence le Conseil, n’ayant pas un pouvoir d’appréciation et de décision de même nature que le Parlement, n’annulera pas la loi. D’autres sourient de voir des collègues chercher à prévoir la prochaine décision alors que le texte de la constitution laisse le Conseil libre de son interprétation. D’autres encore, qui d’ordinaire parlent beaucoup, demandent bizarrement à la doctrine de se taire pour laisser le Conseil travailler librement à l’abri des pressions. D’autres enfin, relevant les motifs réels d’inconstitutionnalité de la loi, craignent que le Conseil n’ose pas, pour des raisons politiques, annuler la loi. L’auteur de ces lignes prend le risque de soutenir non seulement que le texte de la constitution est de nature à fonder une annulation mais encore que le contexte dans lequel le Conseil intervient favorise cette annulation.

La contrainte de temps ne s’imposait pas

Deux principaux griefs, qui engagent un contrôle de constitutionnalité « externe », c’est-à-dire, un contrôle qui n’entre pas à l’intérieur de la loi mais porte sur les voies et moyens par lesquels la loi a été adoptée, sont concernés. D’abord l’article 47-1 de la constitution, utilisé par le gouvernement, ne pouvait servir de support à son projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale. Cet article dispose que pour les projets de loi de financement de la sécurité sociale, l’Assemblée nationale a vingt jours pour se prononcer, qu’au terme de ce délai le gouvernement transmet le texte au Sénat qui a quinze jours pour statuer, qu’il peut provoquer le cas échéant une réunion de la commission mixte paritaire et que si le Parlement ne s’est pas prononcé dans les cinquante jours, les dispositions du projet de loi peuvent être mises en œuvre par ordonnance. Si les lois de financement rectificatives de la sécurité sociale sont bien des lois de financement de la sécurité, elles se distinguent des deux autres types de loi entrant, selon la loi organique du 14 mars 2022, dans cette catégorie : les lois de financement de la sécurité sociale de l’année et les lois d’approbation des comptes de la sécurité sociale. De l’année, rectificative, d’approbation ces trois lois de financement de la sécurité sociale ne sont pas redevables du même régime de fabrication. La contrainte des délais n’a de sens que pour les lois de l’année car elles doivent être adoptées avant le 31 décembre pour être applicables dès le 1er janvier. Pour les lois rectificatives et les lois d’approbation, la préoccupation d’obtenir en temps utile, et plus spécialement avant le début de l’année, l’intervention des mesures d’ordre financier commandées par la continuité de la vie nationale – selon les termes de la décision du 24 juillet 1985 relative à la loi de règlement – par définition logique ne s’applique pas à ces deux types de lois qui interviennent en cours d’année.

Principe de clarté et de sincérité du débat parlementaire 

Le second grief d’inconstitutionnalité met en scène le principe de clarté et de sincérité du débat parlementaire. Reconnu dans la décision du 13 octobre 2005, il répond, selon le Conseil, à la nécessité de garantir que la loi est bien l’expression de la volonté générale – article 6 de la Déclaration de 1789 – et de la souveraineté nationale – article 3 de la constitution. Il sert, depuis cette date, de norme de référence pour contrôler la régularité de la procédure parlementaire, le respect des droits des minorités contre les abus éventuels de la majorité et, plus généralement, le bon déroulement du travail parlementaire. Or, en l’espèce, la lecture des débats parlementaires et les déclarations successives et contradictoires des ministres sur les motifs de la loi, le nombre de bénéficiaires des augmentations des pensions de retraite, la portée normative de l’index senior, … témoignent de l’ambiguïté et de la confusion des débats. Il convient encore d’ajouter que ce projet de loi n’a jamais été voté par l’Assemblée nationale : en première lecture, le vote s’est arrêté à l’article 2 – qui a été repoussé – et, après la commission mixte paritaire, le gouvernement a fait usage de l’article 49.3 qui a pour effet de faire voter les députés non pas pour ou contre la loi mais pour ou contre le renversement du gouvernement. Et si le Sénat a voté le projet de loi, il l’a fait en utilisant l’article 38 de son règlement qui limite la discussion à un orateur « pour » et un orateur « contre » et en étant soumis à la procédure du vote bloqué prévue à l’article 44 de la constitution qui l’oblige à se prononcer par un seul vote sur le texte en discussion en ne retenant que les amendements acceptés par le gouvernement. Même si certains amendements parlementaires étaient répétitifs, beaucoup ont été déclarés irrecevables simplement parce qu’ils étaient déposés par les oppositions.

La possibilité d’une décision historique 

Sans même parler des nombreux « cavaliers » présents dans ce projet de loi, celui-ci a été adopté en méconnaissant gravement et manifestement les droits les plus élémentaires du Parlement. En annulant pour ces motifs, le Conseil serait dans le rôle que la doctrine appelle « d’aiguilleur » : il ne se prononcerait pas sur la question de savoir si le passage de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans est conforme ou non à la constitution ; il se limiterait à dire que la voie et les moyens pour décider de ce passage ne sont pas conformes à la constitution. Pour le dire simplement, une annulation enverrait le message suivant « vous pouvez passer l’âge de la retraite de 62 à 64 mais pas par cette voie et pas de cette manière »

Évidemment, si une annulation serait fondée en droit, elle aurait nécessairement des effets politiques et la jurisprudence du Conseil comme ses délibérations rendues publiques montrent qu’il n’est pas insensible aux conséquences de ses décisions[2]. En l’espèce, si le Conseil prend en considération la dimension « politique » d’une décision d’annulation, il ne devrait pas hésiter à la prononcer. La première conséquence « politique » serait un apaisement social, l’arrêt des grèves, manifestations et violences puisque la loi étant annulée ne pourrait être promulguée. Sans doute le président de la République serait désavoué mais, deuxième conséquence « politique », il pourrait, à juste titre si l’annulation était fondée sur une « erreur d’aiguillage », faire observer que le Conseil ne s’est pas prononcé sur la constitutionnalité du passage de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans et décider de prendre une autre voie, celle des négociations et de la loi ordinaire, pour définir le régime des retraites. Enfin, troisième conséquence « politique » pour le Conseil lui-même qui, souvent critiqué pour sa déférence à l’égard des pouvoirs politiques, affirmerait sa distance, conforterait son rôle de garant de l’équilibre des pouvoirs et signerait sa légitimité de juridiction indépendante au sein d’un système politique démocratique.

Comme en juillet 1971 lorsque, présidé par le gaulliste Gaston Palewski, il annula la loi du ministre gaulliste de l’intérieur Raymond Marcellin soumettant la création d’association à l’autorisation préalable de l’administration, le Conseil est aujourd’hui, au regard du texte de la constitution et du contexte « politique », en mesure de rendre une décision historique.

 

[1] Cette formule est reprise du titre d’un article du professeur Olivier Dupeyroux publié dans Le Monde du 16 juillet 1971 à la veille de la décision du Conseil relative à la loi Marcellin soumettant la création d’associations à l’autorisation préalable de l’administration.

[2] Voir par ex., Sylvie Salles, Le conséquentialisme dans la jurisprudence de Conseil constitutionnel, LGDJ, 2016

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