Composition de l’Assemblée nationale : quel scénario juridique possible pour gérer la crise ?
Le fait que le parti présidentiel n’ait pas obtenu la majorité absolue à l’assemblée suscite depuis dimanche dernier un volume important de déclarations et commentaires. Au point que l’on finit par perdre de vue les fondamentaux du droit. Maître Patrick Lingibé, avocat en droit public et vice-président de la Conférence des bâtonniers, fait le point sur les grandes questions constitutionnelles soulevées par la situation, depuis la notion de majorité, jusqu’à la mécanique de la dissolution en passant par la motion de défiance et les conditions de nomination du Premier ministre.
Les élections législatives de 2022 ont porté la majorité présidentielle à avoir une majorité parlementaire relative à l’Assemblée nationale. Cependant cette majorité est fragile car elle n’est que relative. En effet, la répartition des sièges est la suivante : 245 sièges pour Ensemble, 131 pour la NUPES, 89 pour le Rassemblement National, 61 pour LR-UDI, 22 pour Divers gauche, 10 pour Régionalistes, 10 pour Divers droite, 4 pour Divers centre, 3 pour Union des démocrates et des indépendants, 1 pour Droite souverainiste et 1 divers. L’effectif des députés étant de 577 députés, la majorité absolue requise pour imposer une majorité à l’Assemblée nationale doit être au moins de 289 députés. Il manquerait donc environ 43 députés pour arriver à cette majorité absolue au Palais Bourbon afin de permettre de voter les réformes et textes souhaités par le chef de l’État.
Cette situation est inédite sous la Cinquième République pour trois raisons.
La première est qu’il convient de rappeler que le régime constitutionnel de la Cinquième République a été institué pour assurer une prééminence du président de la République avec un parlement très encadré dans ses actions et le plus souvent aux ordres de l’Exécutif présidentiel (sauf en période de cohabitation), le système électoral majoritaire favorisant le groupe ayant le plus de suffrages exprimés.
La deuxième est que la réduction du mandat présidentiel de sept ans à cinq ans, adoptée par voie référendaire le 24 septembre 2000 avec un taux d’abstention record, visait à éviter notamment les risques de cohabitation connus pendant deux septennats, la majorité parlementaire élue pour cinq ans pouvant changer au cours du mandat présidentiel de sept années. Des élections législatives intervenant après l’élection du chef de l’État ont toujours confirmé le choix fait quelques semaines plus tôt pour l’élection du locataire de l’Élysée.
La troisième vient du fait que l’absence de majorité parlementaire absolue contrarie les résultats issus de l’élection présidentielle qui ont amené l’élection du président Emmanuel Macron et l’exécution des réformes portées. De quelle marge de manœuvre dispose le président de la République dans une telle situation de blocage institutionnelle ? Nous répondrons à cette situation en abordant huit questions posées.
1° Qu’est-ce qu’un scrutin majoritaire ?
Le scrutin majoritaire est le mode de scrutin suivant lequel les sièges sont attribués au candidat (dans le cas d’un scrutin uninominal ou binominal) ou encore à la liste (dans le cas d’un scrutin de liste) qui a obtenu la majorité des voix. Cette majorité est dite absolue lorsqu’elle correspond à plus de la moitié des suffrages exprimés et dite relative lorsqu’elle réunit le plus grand nombre de voix sans arriver pour autant à la majorité absolue. Le scrutin majoritaire vise à doter l’assemblée d’une majorité forte pour permettre au groupe ou à la liste d’élus majoritaires de gouverner ladite assemblée. Ce dispositif avantage le groupe majoritaire en sièges, lequel a obtenu le plus de voix par rapport aux autres groupes politiques de l’assemblée. Dans un scrutin proportionnel, la répartition se fait en raison du poids de chaque groupe représenté par le nombre de suffrages obtenus. L’application d’un scrutin proportionnel intégral risque d’amener dans une assemblée une majorité ingouvernable. Un exemple peut être fourni avec les élections régionales qui ont eu lieu le 15 mars 1998 sur la base d’un scrutin proportionnel intégral suivant la règle de la plus forte moyenne à un tour. Il en est résulté que dans plusieurs régions aucun groupe politique n’avait la majorité absolue et donc ne pouvait gouverner. Cela a donné naissance à des coalitions politiques jugées à l’époque contre nature. Le mode de scrutin a été modifié pour avoir un scrutin majoritaire avec une dose de proportionnelle. On voit que le scrutin majoritaire vise avant l’efficacité électorale alors que le scrutin proportionnel vise l’équité électorale.
2° Quelle différence y a-t-il entre majorité absolue et de majorité relative ?
On parle de majorité absolue lorsqu’un groupe politique qui a obtenu le plus de suffrages exprimés obtient également plus de la moitié des sièges au sein de l’assemblée. Ainsi, l’Assemblée nationale étant composée de 577 députés, la majorité absolue est de 289 députés. Cependant, il faut savoir que dans l’ancienne mandature 2017-2022 de la 15elégislature, aucun groupe politique ne détenait à lui tout seul la majorité absolue. En effet, notamment La République en Marche disposait à elle seule de seulement 266 députés, Les Républicains de 100 députés, le MODEM de 57 députés, les socialistes et apparentés de 28 députés, Agir ensemble de 22 députés, de l’UDI et des indépendants de 19 députés, Libertés et Territoires de 18, La France insoumise de 17 députés et Gauche démocrate et républicaine de 15 députés. Ce n’est qu’en allant chercher l’appui d’autres forces politiques alliées et partageant le programme même politique qu’une majorité absolue a été trouvée. Pour gérer l’Assemblée nationale, il convient que le groupe majoritaire dispose d’une majorité absolue avec ses alliés pour faire adopter ses projets et propositions de loi.
3° Pourquoi est-il nécessaire d’avoir une majorité à l’Assemblée ?
Compte tenu du nombre de députés à rallier pour obtenir une majorité absolue, la tentative de disposer d’une telle majorité politique est très peu probable en l’état au vu des rapports de force politique en présence. En effet, la confrontation et la radicalisation des mouvements politiques n’ira pas dans ce sens, d’autant que ce serait compliqué sur le plan moral et politique pour certains groupes. La majorité parlementaire irait plutôt rechercher des majorités et consensus pour l’adoption de projets de texte. Contrairement à ce que l’on pense, des textes ont été adoptés avec une majorité dépassant celle des formations politiques habituelles, après débats et prise en compte d’amendements. Cette situation inédite va renforcer le rôle premier du Parlement dans la maîtrise des textes et les contributions textuelles puisque le Gouvernement sera obligé de composer pour l’adoption de texte pour éviter des blocages.
4° Dans quels cas le président peut-il utiliser la voie du référendum ?
Le président de la République peut utiliser les dispositions qui lui offre l’article 11 de la Constitution. Il peut ainsi, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, soumettre au référendum tout projet de loi :
*portant sur l’organisation des pouvoirs publics,
*sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent,
*ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions.
Le président de la République pourrait utiliser ce dispositif constitutionnel l’adoption de certains textes importants avec néanmoins un double problème de fond qui tient d’une part, à la très forte abstention du corps électoral qui est devenue une constante et d’autre part, au risque de rejet du texte proposé par le corps électoral et des conséquences morales d’un tel rejet. De plus, organiser des référendums est compliqué sur le plan technique et risque d’amener par ailleurs à une réaction des groupes politiques d’opposition parlementaires qui seraient privés ainsi du travail législatif dont les députés ont la charge avec les sénateurs.
5° Dans quel cas le président peut-il dissoudre l’Assemblée nationale ?
Cette option est offerte discrétionnairement au président de la République par l’article 12 de la Constitution. Il n’a pas à justifier sa décision sur le plan juridique et les consultations à faire sont de pure forme. En application de ce texte, il peut, après consultation du Premier ministre et des Présidents des Assemblées, prononcer la dissolution de l’Assemblée nationale. Dans un tel cas, les élections générales doivent se tenir dans un délai de 20 jours au moins et 40 jours au plus après la dissolution. Cet outil de la dissolution a été institué dans le cadre de la Constitution de 1958 sur la base du septennat. Une décision de dissolution en l’état et dans l’immédiat est peu probable car elle risque de confirmer, voire d’amplifier les derniers résultats des élections législatives avec un risque de renforcer le taux d’abstention et surtout de porter atteinte au crédit moral du locataire de l’Élysée en cas d’échec. Par contre, il est fort probable que le recours à l’arme constitutionnelle de la dissolution sera d’actualité dans quelques mois notamment en cas gestion compliquée du jeu parlementaire aboutissant à des blocages. Par ailleurs, cette arme est à seul coup. En effet, il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l’année qui suit ces élections législatives. Dans l’histoire de la Cinquième République, les décisions de dissolution ont été appliquées sous les septennats dans l’optique de donner une majorité parlementaire au chef de l’État (par exemple décrets de dissolution pris par le président François Mitterrand les 22 mai 1981 et 14 mai 1988) ou pour renforcer celle-ci (par exemple décret de dissolution du président Jacques Chirac du 21 avril 1997 qui amènera une majorité parlementaire hostile et une cohabitation avec le gouvernement de Lionel Jospin jusqu’en 2002). C’est une arme qui peut être double tranchant.
6° Le président peut-il démissionner ?
Il y a en l’état deux légitimités électorales qui procèdent de deux élections d’une nature différente. Le président de la République est élu par l’ensemble des électeurs et électrices de France, les différents corps électoraux constituant un corps électoral élisant une personne au niveau national. C’est le seul exécutif qui est élu directement par le peuple, tous les autres l’étant par leurs assemblées locales (maires, présidents de conseils régionaux et départementaux, etc.). En revanche, chaque député est élu dans une circonscription territoriale bien qu’il exerce un mandat exclusivement national. Sa base élective est moins large que celle du Président de la République qui lui est élu à l’échelle nationale. Le problème vient du fait que le président de la République ne peut pas mener la politique pour laquelle il a été élu s’il n’a pas de majorité de gouvernance à l’Assemblée nationale, d’autant que le Sénat est dans l’opposition. S’ajoute un autre élément propre à Emmanuel Macron. Dans la mesure où il est dans l’exercice de son deuxième mandat présidentiel, en cas de démission il ne pourra pas se représenter. En effet, la réforme opérée de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 a modifié l’article 6 de la Constitution et limité le mandat présidentiel à deux mandats consécutifs maximum. L’un des objectifs du quinquennat était d’éviter en toute logique la cohabitation connue durant les deux septennats avec une divergence politique entre le chef de l’État et une majorité parlementaire qui lui serait hostile politiquement. Du fait de l’interdiction de faire deux mandats consécutifs pour une même personne, toute cessation de mandat anticipé d’un président de la République, pour quelque cause que ce soit, entraîne automatiquement l’élection pour un nouveau mandat complet de cinq ans de son successeur. Il en a été ainsi pour le président Georges Pompidou qui a succédé au président Charles de Gaulle, démissionnaire en 1969 ou encore pour le président Valéry Giscard d’Estaing qui a succédé au président Georges Pompidou à la suite de son décès en 1974. En conséquence et sur le plan juridique, le président de la République actuel ne pourra pas se représenter en cas de démission puisqu’il ne peut plus faire un quinquennat complet.
7° Qu’appelle-t-on motion de censure ou vote de défiance ?
L’article 49 de la Constitution prévoit trois procédures de mise en cause de la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale : – l’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou sur une déclaration de politique générale (article 49, alinéa premier) couramment dénommé « question de confiance » – le dépôt d’une motion de censure à l’initiative des députés (article 49, alinéa 2) – l’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur le vote d’un texte (article 49, alinéa 3). La question de confiance qui prévoit que le Premier ministre puisse engager la responsabilité du gouvernement sur son programme sur une déclaration de politique générale (article 49, alinéa 1er) n’est pas une obligation. Ainsi, elle n’est jamais demandée lorsqu’il n’y a pas de majorité absolue en faveur du chef de l’État. Il faut savoir que cette absence de majorité absolue n’est pas nouvelle : par exemple elle n’a pas été demandée de 1966 à 1974 ou encore de 1988 à 1993, faute de majorité absolue.
L’article 50 de la Constitution prévoit que lorsque l’Assemblée nationale adopte une motion de censure ou lorsqu’elle désapprouve le programme ou une déclaration de politique générale du Gouvernement, le Premier ministre doit remettre au Président de la République la démission du Gouvernement. Dans ce cas, le Premier ministre est tenu de présenter la démission de son équipe. Ainsi, les députés peuvent déposer, auprès du Président de l’Assemblée nationale, une motion de censure. Pour être recevable, celle-ci doit être signée par un dixième au moins des membres de l’Assemblée, soit 58 députés sur les 577 députés. Toutefois, afin d’éviter les motions à répétition, chaque signataire ne peut signer que trois motions durant la session ordinaire et durant une session extraordinaire. Dès le dépôt de la motion, aucune signature ne peut être ajoutée ni retirée. La liste des signataires est publiée au Journal officiel dans le compte rendu intégral des débats. De plus, d’une part, le dépôt d’une motion de censure ouvre un délai de quarante-huit heures durant lequel elle ne peut pas être mise aux voix, empêchant ainsi les votes trop émotionnels et d’autre part, seuls les députés favorables à la motion de censure participent au scrutin, la motion n’est adoptée que si elle est votée par la majorité absolue des membres composant l’Assemblée. Dans l’histoire de la Cinquième République, une seule motion de censure a été adoptée le 5 octobre 1962 contre le gouvernement de Georges Pompidou, entraînant sa démission (pour information les députés protestaient contre la décision de Charles de Gaulle de faire approuver sur la base de l’article 11 de la Constitution par référendum la révision de la Constitution en vue de permettre l’élection du président de la République au suffrage universel direct). Une motion de censure a failli également être votée à trois voix près le 1er juin 1992 contre le gouvernement de Monsieur Pierre Bérégovoy, les députés protestant contre la politique agricole commune.
8° Comment est désigné le Premier ministre ?
Héritier de la fonction de président du Conseil des ministres dévolue à tous les chefs de gouvernement exerçant sous les troisième et quatrième Républiques, le Premier ministre de la Cinquième République n’a pas de titre constitutionnel qui lui est consacré. Il est mentionné dans le titre II traitant du président de la République et dans le titre III consacré au gouvernement. Il est nommé par le président de la République en application de l’article 8 premier alinéa de la Constitution. Son choix est discrétionnaire et son décret de nomination ne peut être contesté devant le Conseil d’État car cette décision entre dans la catégorie des actes dits « actes de Gouvernement » qui, en droit administratif, sont des actes qui échappent à tout recours contentieux en annulation ou en indemnisation, dans la mesure où de tels actes touchent aux rapports entre pouvoirs constitutionnels. Il en est de même avec la nomination des ministres. La réalité est que le Premier ministre nommé doit avoir une certaine proximité avec le groupe majoritaire issu de l’Assemblée nationale pour faire passer les projets portés. Donc la composition politique de l’Assemblée nationale influe nécessairement sur le choix du Premier ministre. D’ailleurs, l’exemple de la nomination comme chef du gouvernement de Jacques Chirac de 1986-1988 par le président François Mitterrand et de Lionel Jospin de 1997 à 2002 par le président Jacques Chirac pendant les périodes de cohabitation démontrent le principe du fait majoritaire, principe de réalité se substituant au principe de choix personnel. Indépendamment des périodes de cohabitation, certaines divergences ont pu voir le jour entre le locataire de l’Élysée et celui de Matignon, nonobstant le fait de partager une vision politique commune. La situation actuelle résultant des dernières élections législatives de 2022 est néanmoins différente dans la mesure où le groupe de la majorité présidentielle est le plus important au sein de l’Assemblée nationale mais ne dispose pas à lui tout seul du nombre de députés pour atteindre la majorité absolue et ses choix. Cela pourrait donc entraîner le choix d’un premier ministre soit de consensus qui pourrait fédérer certaines autres composantes de l’Assemblée nationale sur des projets donnés ou alors cas plus compliqué soit provenant d’un groupe politique d’appui au sein de ladite assemblée qui permettrait d’obtenir ainsi la majorité absolue de manière permanente. La fonction de Premier ministre n’est pas à négliger sur le plan juridique. En effet, c’est le chef du gouvernement qui détient le pouvoir réglementaire en application de l’article 21, premier alinéa, de la Constitution et c’est encore lui qui détermine, par décret de délégation, les attributions de chaque ministre de son gouvernement sur le fondement du deuxième alinéa de ce même article. Enfin pour rappel, le changement de Premier ministre ne peut se faire que sur la démission de ce dernier, entraînant également la chute du gouvernement qu’il dirigeait.
En conclusion, la composition politique de l’actuelle Assemblée nationale va renforcer inévitablement dans les faits les pouvoirs du Parlement et le jeu de ces composantes politiques, le Premier ministre n’étant le chef que d’une majorité parlementaire très relative ? qui ne peut pas, en l’état, imposer seule ses choix. Cette situation poussera nécessairement à mettre en place une culture du compromis qui se substituera à celle du fait majoritaire ordinairement appliquée précédemment. Cela veut dire concrètement que des projets de loi clivants sur le plan sociétal qui sont passés ou auraient pu passer sous l’ancienne législature auront très peu de chances d’être adoptés par l’actuelle Assemblée nationale en l’absence de majorité absolue stable et permanente (nous pouvons citer notamment à titre d’exemple les projets portant sur la réforme des retraites, la réforme de la Constitution ou encore la gestion de la crise sanitaire avec les contraintes imposées).
Référence : AJU300928