Ce que disent les notes

Au festival d’Aix-en-Provence

Publié le 02/08/2016

Œdipus Rex/Symphonie de Psaumes

Poursuivant le cycle des œuvres scéniques d’Igor Stravinski, Peter Sellars présentait Œdipus Rex suivi de la Symphonie de Psaumes. Il imagine de narrer l’histoire d’Œdipe du point de vue de sa fille Antigone qui, en pressentant le cours, commente les événements ou les mime jusqu’à leur tragique issue, après qu’il eut été chassé de Thèbes. Le rapprochement des deux pièces fait dès lors sens, la symphonie décrivant les derniers instants du roi déchu. Pour ce faire, Peter Sellars a imaginé un texte parlé à partir de Sophocle. On est loin du rôle du récitant de la création parisienne d’Œdipus Rex en 1927, conçu par Jean Cocteau : l’aspect pompeux du récit de liaison annonçant au spectateur les événements est évacué au profit d’une prose fluide et théâtrale. Et les divers épisodes d’une pièce fragmentée s’articulent en un tout cohérent : une succession de monologues s’inscrivant dans un continuum choral incantatoire. On a souvent fustigé la froideur de cette partition, pourtant recherchée par les auteurs, son caractère hybride qui mêle plusieurs modes (parlé et chanté) et la référence à divers styles, sans parler de son expression en latin. Rien de tel ici. La lisibilité de l’approche saute aux yeux dès les premières répliques. Celles du chœur d’hommes que Peter Sellars place à juste titre au centre de son propos, non comme une masse figée, mais telle une assemblée d’individus soudés par une même idée, tour à tour acclamant ou exigeant, glorifiant ou vociférant. Réactions qu’il travaille en utilisant un langage des signes si familier chez lui. Cela se vit comme une chorégraphie d’un esthétisme peu commun : attitudes, mouvements lents ou vifs épousent les péripéties du drame, surtout par l’expression des mains et des bras, debout ou assis, par exemple en tailleur autour du roi, tels ses fervents disciples. Ils sont le décor même de la pièce. Qui est vécue dans un espace immaculé avec pour seuls accessoires sept sièges totémiques au premier plan. Les personnages du drame s’inscrivent sans hiatus dans cet environnement : Œdipe d’abord, qui assure les entendre, tente de les rassurer et peu à peu est perçu comme le responsable du malheur qui s’abat sur Thèbes. Les interventions de Créon, de Tirésias, du Messager ou de Jocaste prennent un relief étonnant. À la fin, le chœur se referme sur Œdipe comme pour mieux signifier qu’il est désormais rejeté, chassé de la ville. La Symphonie de Psaumes prend alors le relais : Œdipe muet et ingambe parcourt le fond du plateau, soutenu par ses deux filles dont l’une se livre à une danse évanescente au milieu du chœur avant une sorte de mise au tombeau, symbolisant les derniers instants du roi à Colone, et une fin chorégraphiée extatique. Outre qu’il rencontre l’idée même du compositeur, l’effet est médusant. Les trois ensembles choraux réunis sont d’une formidable précision et agissent comme des solistes. Ceux-ci sont plus qu’irréprochables : Joseph Kaiser, Œdipe alliant force et résolution, Willard White, sous les traits fort différentiés, même vocalement, de Créon, de Tirésias et du Messager, parangon de force, et Violeta Urmana, qui prête sa grande voix à Jocaste. La réussite musicale doit pourtant l’essentiel à Esa-Pekka Salonen qui tire du Philharmonia Orchestra des sonorités proprement envoûtantes, dans le registre des bois tout particulièrement.

Oedipus Rex.

Vincent Beaume

Pelléas et Mélisande

On a vu beaucoup de productions de Pelléas et Mélisande, et des plus accomplies. Mais, cette fois, le drame lyrique de Claude Debussy connait une autre dimension. La régisseuse Katie Mitchell nous immerge dans un univers onirique : un symbolisme « surréaliste » qui dépasse et transcende tout réalisme. Cette histoire d’échange triangulaire entre une femme et deux hommes n’est-elle pas en fait celle de la première, objet des attentes, des projections que font sur elle les deux autres ? D’où l’idée de la concevoir à travers le regard de Mélisande, personnage omniprésent vivant lui-même, ou racontant par son double, les événements qui se passent ou vont se produire. Formidable pari qui unit la dramaturgie ! À cette première idée, Katie Mitchell en ajoute une autre, tout aussi osée : celle de jouer les interludes entre scènes. Une extrême fluidité s’installe alors dans une œuvre dépourvue de tout cloisonnement entre tableaux, voire entre actes eux-mêmes. C’est donc par l’appréhension qu’en a Mélisande que le drame s’inscrit, ici dans la vaste demeure d’Arkel où cinq personnages sont retenus dans leur vie quotidienne : la salle à manger, la chambre, la piscine désaffectée et défraîchie – qui tient lieu de fontaine des aveugles –, une galerie miteuse en sous-sol – en guise de grotte en bord de mer –, une antichambre exiguë, lieu de tous les apartés, et un escalier en colimaçon vertigineux qui recueille bien des échanges furtifs. Pas d’extérieur donc mais une série d’instantanés ou de longs échanges dedans, comme pour mieux signifier combien les personnages sont enfermés, emprisonnés même, dans ce vieux château d’où « l’on ne voit jamais le ciel ».

Pelléas et Mélisande.

Patrick Berger/ArtcomArt

D’une fabuleuse cohérence, cette lecture découvre d’étonnantes perceptions : la première rencontre entre Pelléas et Mélisande, dans la piscine délabrée, transmet une insondable tristesse, à l’aune de la gaucherie du garçon face aux entreprises de la jeune femme. Le tableau de la tour et de la chevelure se jouera dans la chambre et sur le lit même dans des positions bien évocatrices. Des scènes cardinales sont complétement revisitées. Comme celle durant laquelle Golaud fait épier par Yniold les deux supposés amants : l’antichambre dont une lucarne donne sur la chambre à coucher, découvre un grand escabeau sur lequel Golaud hisse l’enfant terrorisé, tandis que de l’autre côté de la cloison les deux protagonistes, d’abord interdits, se dévêtent pour apparaître complètement nus. Vu du dedans, ce tableau prend un tour encore plus insoutenable. Le premier tableau de l’acte IV encore : où sont réunis à table autour d’Arkel l’ensemble des protagonistes, dont un Golaud effondré. Qui lors des terribles invocations « Absalon, Absalon… » devient fou furieux, sous les yeux terrifiés de l’enfant et la compassion de Geneviève qui tente de consoler un Pelléas désorienté. Les transitions entre scènes sont tout aussi révélées, souvent par le prisme des interludes. Ainsi du baiser de Golaud à l’enfant dans l’escalier, pour remerciement de l’acte de voyeurisme qu’il lui a imposé. D’autres scènes sont réévaluées comme celle d’Yniold et de « la pierre lourde », peut-être pas aussi banale qu’il n’y paraît : le gamin voit défiler les « petits moutons » qui ne sont autres que les membres de sa famille yeux bandés ; tout comme les trois mendiants de la scène de la grotte avaient pour nom Geneviève, Golaud et Arkel. Bien sûr, Katie Mitchell prend ses aises avec les didascalies, et l’attitude de Mélisande n’est pas aussi énigmatique que souvent ; fruit d’une approche là aussi réévaluée du personnage : la jeune femme qui a déjà un passé, propulsée dans la nébuleuse opaque d’Allemonde, n’est sans doute pas aussi « innocente » qu’on le pense. Mais la vision fait tant cohésion qu’on reste subjugué par le tour de force consistant à donner vie à ce qui est si fragile dans les destinées humaines.

D’autant que l’interprétation atteint le sublime grâce au naturel des attitudes et gestes comme de la déclamation qui n’a jamais parue si proche du langage parlé. À commencer par Barbara Hannigan, superbe actrice et voix inextinguible. L’identification au personnage de Mélisande est totale chez une musicienne qu’on sait rompue à la modernité ; une jeune belle femme en possession de tous ses moyens de séduction. Stéphane Degout, de sa voix claire aux mâles couleurs, renouvelle sa perception du rôle de Pelléas : un jeune homme coincé, peu à peu déniaisé par Mélisande. Laurent Naouri lui aussi approfondit son interprétation, déjà légendaire, de Golaud avec des accents encore plus vrais. Franz Josef Selig donne d’Arkel un portrait tout aussi sincère. La Geneviève de Sylvie Brunet-Grupposo est un modèle de style, alors que la régie confère à cette partie une place déterminante. Enfin, Chloé Briot donne d’Yniold une interprétation d’une vérité étonnante, tant scénique que vocale. Un quintette frôlant l’idéal. Grâce à la main plus qu’aidante d’Esa-Pekka Salonen. Sa lecture s’avère d’une rare clarté et le Philharmonia n’y est pas pour rien ! Rarement a-t-on entendu une telle fraîcheur inonder cette musique, une telle sonorité magique s’emparer de l’espace, un tel équilibre interne s’instaurer entre phrasé soutenant les chanteurs et continuum symphonique. Une mémorable expérience !

LPA 02 Août. 2016, n° 119p2, p.23

Référence : LPA 02 Août. 2016, n° 119p2, p.23

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