Au Festival de Salzbourg
Salomé ou la tragédie du regard
SF Ruth Walz
Romeo Castellucci est un maître de l’image signifiante dans son acception la plus poussée. Chez lui, la dramaturgie vise à débusquer la part cachée et la plus intime de l’œuvre. En prenant possession de la Felsenreitschule (le manège des rochers), un des lieux les plus atypiques mais combien inspirants qui soient, où il n’existe pas de barrière entre scène et salle, il emporte le spectateur dans un univers fascinant. De cet univers où domine la pierre, celle même du rocher sur lequel est adossé le Palais du festival, il fait plus qu’un simple contenant : une vraie composante de la pièce. Les diverses rangées de loggias étant murées, le théâtre fonctionne comme un lieu claustrophobe et oppressant où va se dérouler une action volontairement épurée. Le vaste mur se mire sur un sol doré, qui achève de donner une impression d’opulence. Deux immenses cercles y sont tracés dont l’un, en creux, figure la béance de la citerne où est enfermé Jochanaan, l’autre, l’endroit où évoluent Hérode et sa cour. Quelques accessoires complètent ce dispositif, emprunts à l’imaginaire habituel du régisseur italien, des attributs appartenant au monde équestre : selle, harnachement et animal en chair et en os gravitant dans la citerne de son ombre noire. Partant de l’idée qu’il existe une association implicite dans le personnage du prophète Jochanaan entre forme humaine et aspect bestial, il le symbolise dans la forme animale du cheval dont la tête est destinée à être tranchée. La lumière occupe une place tout aussi essentielle, que Castellucci domestique dans une même finalité artistique. Ainsi du cercle noir où est incrustée l’ombre effrayante du prophète tout droit sorti de son enfermement, qui enfle démesurément pour manger tout l’espace et rapetisse lors que celui-ci regagne les entrailles. Cette composante visuelle forme un écrin de choix à ce que Castellucci considère comme « une tragédie du regard ». D’une formidable acuité, sa régie d’acteurs va pourtant rompre avec toute forme de lecture au premier degré, voire anticiper singulièrement les événements. Ainsi de la fameuse Danse des sept voiles. Alors qu’elle se voit opposer un refus à son injonction « C’est ta bouche que je désire, Jochanaan », Salomé esquisse, allongée sur le dos, des mouvements de jambes et de pieds lascifs. Mais lors de l’épisode de la danse, elle restera immobile, prostrée sur une sorte de catafalque, en position fœtale. Il fallait oser prendre ce contre-pied en forme de pied de nez à la tradition ! De même, ce n’est pas la tête de Jochanaan sur un plateau qui est offerte à Salomé, mais le corps du prophète privé de sa tête, qu’on dispose assis sur une chaise, au milieu d’un cercle de lait. Le blanc immaculé remplaçant le sang, autre image forte, et exemple de cette inversion tant prisée par le régisseur italien. C’est avec ce corps mutilé que Salomé va engager un fascinant monologue, l’enlaçant, le caressant, lui adressant reproches ou réprimandes. Aucune hystérie cependant dans cette transe verbale et physique. Aux ultimes paroles, Salomé s’immerge comme pour se purifier, ne laissant apparaître que le visage, au-delà même de toute expression de jouissance. Image proprement inouïe. Castellucci semble ajouter un nouveau niveau de lecture à l’opéra, laissant au spectateur le soin de forger sa propre interprétation.
Cette régie est servie par des interprètes exceptionnels. Au premier chef, Asmik Grigorian dans le rôle titre. La jeune lituanienne impose un personnage d’un naturel déconcertant, dénué de toute espèce de nervosité, une jeune fille juste capricieuse, entêtée dans sa conviction de rendre unique sa rencontre avec un être hors du commun. Voix de soprano inextinguible à laquelle rien ne résiste, pas même les forte exigés par le compositeur. Le Jochanaan de Gábor Bretz est un roc, assumant l’aspect bestial que lui assigne la régie, baryton basse modèle d’élocution et de projection. Anna Maria Chuiri est une Hérodias nullement histrion comme on l’a souvent vu. John Daszak campe un Hérode tout aussi peu clownesque. À quoi répond un timbre de fort ténor expressif. À signaler encore le Narraboth de Julian Prégardien qui, de sa voix claire, distingue les premiers instants de l’opéra. Ce spectacle trouve son apogée musicale dans l’interprétation qu’en livrent les Wiener Philharmoniker et Franz Welser-Möst. Les écarts dynamiques sont énormes, mais il en ressort une transparence et une clarté orchestrales rarement atteintes. Les passages chambristes chatoyants côtoient les grands climax générant un impact considérable, comme les grands accords accompagnant les imprécations de Jochanaan maudissant la princesse. Les couleurs que distillent les Viennois sont tout simplement inouïes, que ce soit dans le tapis sonore onctueux des cordes, la contribution généreuse des vents ou la hardiesse des percussions. Pas l’ombre d’un hiatus entre cette prodigieuse lecture et l’impressionnant d’une production qui fera date, à n’en pas douter.
L’Italienne à Alger magnifiée par Cecilia Bartoli
SF Ruth Walz
Premier chef d’œuvre bouffe de Rossini, L’Italiana in Algeri dispense une verve inépuisable. Quoi de plus réjouissant, en effet, que cette historie du Bey Mustafà qui, lassé de son épouse, se verrait bien flatté d’en trouver une autre plus divertissante, une italienne par exemple. Ladite, qui est amoureuse de Lindoro, l’esclave italien captif du Bey, n’entend pas s’en voir conter, pas même par son fidèle suivant Taddeo. Elle use et abusera de ses charmes pour savamment berner le bouffon Mustafà. Au plus fort de la machination ourdie par la belle et son amoureux, qu’elle a bien sûr retrouvé, l’aspirant mari obsédé sexuel est intronisé « Pappatacci », au fil d’une cérémonie aussi grotesque que destinée à endormir ses soupçons, tandis que les deux amoureux embarquent sur la goélette de la liberté. Au fil de cette action bien ficelée, on aura croisé des airs magnifiques et des ensembles réjouissants comme le finale du premier acte, modèle du genre délirant, où tout semble se dérégler alentour chez les divers protagonistes. On aura aussi vu se confronter deux civilisations, l’occidentale et l’orientale, et deux égos immenses : le machiste Mustafà, dont l’arrogance frôle la démesure, et la rebelle Isabella, femme émancipée prête à faire tourner les hommes en bourriques. Cette constellation de personnages typés et de situations cocasses a de quoi fertiliser l’imagination du metteur en scène. Les acolytes Moshe Leiser et Patrice Caurier vont faire fonctionner sans répit cette délirante machine dont le moteur est selon eux le désir érotique. Avec quelques trouvailles : l’appel du muezzin durant l’Ouverture pour d’emblée situer l’action au-delà de la Méditerranée, un décor haut en couleurs représentant le bled, l’intérieur du harem aux accessoires criards, le yacht blanc qui délivrera les Italiens, etc. Les images sont souvent amusantes. Ainsi de l’entrée d’Isabella juchée sur un chameau, façon touriste un peu égarée, et de son empressé acolyte Taddeo, chemisette et culotte courte, affairé à se frayer un chemin céans. Ou encore de l’entreprise en règle de séduction du Bey par la dame qui dans son bain, s’emploie à éveiller l’avidité sexuelle du bonhomme. Certains traits sont plus appuyés, virant à la franche caricature. Comme l’intronisation de Mustafà en Pappatacci, l’impétrant complètement ridiculisé dans son accoutrement ou plutôt l’absence de celui-ci, en caleçon, flanqué d’un couvre-chef en plumes. En fait, les ensembles, pour bien réglés qu’ils soient, ne délivrent pas suffisamment leur charge d’irrésistible comique, comme le Ier finale et sa succession d’onomatopées bizarres. Il devrait fonctionner dans une simplicité hypnotique de par son irrépressible principe mécanique, mais semble ici comme bridé à force de nuances excessives.
La cause est à rechercher dans un orchestre qui apparaît sous-dimensionné. L’ensemble Matheus produit un son volontairement fluet qui, dans une acoustique pourtant flatteuse, est loin de saturer l’atmosphère. Alors surtout que Jean-Christophe Spinozi cherche à surjouer les pianissimos et les ralentissements, au risque de rapetisser encore le résultat sonore. Cette ténuité prive le spectacle de son ressort dynamique, et pas seulement dans les deux finale. Heureusement, le chapitre chant est mieux loti. Cecilia Bartoli aborde, avec Isabella, ce qui est un rôle de contralto, avec le même souci de flexibilité et d’agilità que pour les autres parties de tessiture plus « légère », comme Rosina ou Cenerentola, quoique tout autant bardé de coloratures périlleuses. Elle en fait une femme émancipée, à la fois hyper énergique et doucement ironique se moquant de Mustafà. Celui-ci, Ildar Abdrazakov lui donne ses lettres de noblesse. La large voix de basse se plie au raffinement rossinien, là encore avec une retenue et sans doute un refus de l’excès naturel que peut imprimer ici un chanteur italien. Edgardo Rocha distille la coloratura extrême du ténor Lindoro avec précision et aplomb. Reste qu’Alessandro Corbelli, de son immense métier, offre avec Taddeo le meilleur du style rossinien aux côtés de Bartoli : vitalité du chant italien, rapidité du débit.