Au festival de Salzbourg
Le Nozze di Figaro.
Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Les Noces de Figaro
Une nouvelle production des Nozze di Figaro à Salzbourg est toujours un événement. La régie de Sven-Eric Bechtolf cherche à revivifier la pièce dans un sens illustratif sans pour autant malmener les didascalies. La Folle journée connaît une sympathique animation, fort poussée aux Ier et IIIe actes. Car c’est tout le château d’Aguas-Frescas, revu façon début du XXe siècle, qui est représenté ici avec ses pièces et ses divers niveaux, de la cave au grenier, jusqu’aux dépendances, une sorte de jardin d’hiver qui sera le théâtre du dernier acte. Tout cela est prétexte à moult allers et venues d’une domesticité nombreuse. Une maisonnée où chacun épie l’autre, et pour ce faire, certains personnages à la solde d’autres, comme Basilio, œil agissant du Conte, ou Marcellina qui lorgne par le trou de la serrure de la mansarde de Susanna ou en déshabille sans vergogne chaque recoin. Si les choses sont plus calmes au IIe acte, bien ficelé avec juste ce qu’il faut d’exagération question jalousie virile du Conte, la valse folle reprend au IIIe, sis à la fois dans la salle à manger et dans la cave. C’est dans celle-ci que le Conte entonnera son air fameux après qu’il eut entendu le mot crypté de Susanna à Figaro et où il lutinera ladite entre deux casiers à vins. La mise en scène proprement dite cherche – et réussit – à renouveler des passages éprouvés, comme le chassé-croisé du fauteuil au Ier acte, qui se trame cette fois sous le lit, ou le jeu de cache-cache de Susanna au IIe acte, laquelle trouve refuge non dans un placard, mais dans la salle de bains où s’était retranché Cherubino avant elle. On sera plus dubitatif quant à d’autres traits telle, à la fin du Ier acte, l’aria « Non più andrai » de Figaro, qui se jouera sans Cherubino et armera le barbon d’un pistolet. Comme on s’interroge sur l’idée d’animer le théâtre durant les airs, ce qui nuit à la concentration et risque de focaliser l’attention sur des à-côtés perturbateurs. Le dernier acte est très sage dans son ballet de vraies-fausses entrées et sorties : la comédie des erreurs progresse avec justesse et sans excès. Seule la Barbarina est-elle bien délurée pour son âge et sa condition. C’est d’ailleurs, nul doute, un des axes de cette lecture que le triomphe de l’érotisme, puisqu’il est professé ici que Mozart fut plus intéressé, dans Le mariage de Figaro de Beaumarchais, par sa configuration érotique que par ses prétendues tendances révolutionnaires.
Le plaisir de l’oreille est tout aussi intense. Une pléiade de jeunes chanteurs occupe le terrain, ascension de toute une nouvelle génération bardée de qualités : une jeunesse qui rend crédible le portrait, une aisance dans la prestation, une facilité dans l’émission chantée. À commencer par le Conte de Luca Pisaroni : un homme jeune et fringant, d’une formidable présence, qui rend encore plus fort le sex appeal vis-à-vis de Susanna. La voix est un parangon de force et de ductilité. Sa Contessa, Anett Fritsch, l’égale en féminité éclatante : une « padrona » qui possède arguments pour titiller la jalousie, certes primaire mais viscérale de l’époux, comme l’appétit naissant d’un page entreprenant. Le chant frappe par sa naturelle aisance. Le Figaro d’Adam Plachetka est solide mais non rigide, habile à tisser les fils de l’intrigue et à asseoir ses manigances. Le chant s’épanouit au fil de la soirée pour atteindre son zénith dans un superbe « Aprite un poʼ » au dernier acte : vindicatif en diable, diablement argumenté question vocalité. Sa Susanna, Anna Prohaska, est tout sauf une soubrette : une femme résolue à mener sa vie et à le faire savoir. Le soprano, qui a désormais acquis une rondeur remarquable, en fait une des interprètes de choix du moment et le duo de la lettre comme l’air « des marronniers » sont la marque du vrai chant mozartien. Seule Margarita Gritskova, en Cherubino, nous laisse un peu sur notre faim : non que le personnage ne soit pas vrai ; au contraire, partagé entre fausse timidité et absence de scrupules, une imprévisibilité qui le caractérise. C’est plutôt un manque d’aura dans le chant qui gêne, singulièrement dans les deux arias fameuses. On a plaisir à retrouver deux vétérans qui apportent un réel piquant à leurs apparitions au milieu d’une telle juvénile ambiance : le Bartolo de Carlos Chausson et surtout la Marcellina d’Ann Murray. La direction de Dan Ettinger est nette, un peu carrée parfois, éludant la belle tendresse qui affleure dans cette musique, mais claire et fluide dans les ensembles menés tambours battants. Le flux mozartien est bien là, partageant le mouvement irrésistible qui émane du plateau. Et les Wiener Philharmoniker, dont l’effectif est justement réduit aux cordes, répondent avec lustre et raffinement, aux bois en particulier.
L’Amour de Danaé.
Salzburger Festspiele / Michael Pöhn
L’amour de Danaé
Die Liebe der Danae est attaché au Festival de Salzbourg dans l’histoire duquel il occupe une place particulière. Alors que l’œuvre devait y être créée pour le festival de 1944, elle ne connut qu’une générale, la manifestation salzbourgoise ayant été annulée pour des raisons politiques. La première n’aura lieu qu’en 1952, pendant le festival. L’œuvre n’y fut reprise qu’en 2002. C’est dire si cette nouvelle production suscitait de grandes attentes. Elles auront été comblées. Cette parabole mythologique mêle drame et comédie, passion pour la Grèce antique et romantisme allemand, art et philosophie. Elle doit offrir aussi somptuosité visuelle, à l’image de l’or dont Jupiter entend couvrir celle qu’il veut conquérir par ruse, et ce par le biais de deux légendes : celle de la pluie d’or qu’il amoncelle sur elle, et celle du muletier qui peut transformer en or tout ce qu’il touche. Confrontée au choix, Danaé opte cependant pour les simples joies terrestres et la pauvreté plutôt que pour les richesses divines pourtant si séduisantes et dont elle fit un jour le rêve. L’amour vrai plutôt que l’or. Jupiter renoncera devant la puissance de l’amour humain, laissant la place à Midas, le muletier. Une fin mélancolique pour un parcours qui finalement aura connu très vite le détachement, le sentiment de résignation, même si quelques péripéties en auront retardé le dénouement. Il y a là une peinture de la psyché féminine qui s’inscrit dans la lignée des grandes héroïnes straussiennes, La Maréchale, Arabella, La Teinturière, Ariadne… Pour illustrer cette histoire et des personnages hors norme, Strauss a imaginé une musique somptueuse, opulente, mais aussi empreinte de cette sérénité qu’implique son sous-titre de « mythologie sereine ».
Elle est défendue ici par les Wiener Philharmoniker et Franz Welser-Möst. C’est peu dire que le flot sonore ravit l’oreille, musique tour à tour « turbulente, dramatique, mélancolique », pour reprendre les mots du chef autrichien, magnifiant un ample lyrisme dans l’art duquel Strauss est passé maître. La distribution est fastueuse. Krassimira Stoyanova est une Danaé de rêve : pureté cristalline du timbre, aiguës solaires, ligne de chant ménagée dans ces phrases murmurées en confidence ou projetées avec élan. Une interprétation qui touche à l’intime de l’univers féminin straussien. Le Jupiter de Tomasz Konieczny offre sans doute le plus bel exemple de ce qu’est un heldenbaryton, comme le montre son entrée fracassante à la fin du Ier acte où la voix projette comme le ténor le plus vaillant. On admire aussi le Pollux de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, décidément à l’aise dans les personnages de composition, le Midas de Gerhard Siegel, belle voix de ténor tendu, et le Merkur de Norbert Ernst qui ne le cède en rien dans le registre plus lyrique.
La régie d’Alvis Hermanis privilégie l’illustration et mise sur la couleur : profusion d’or mais aussi du blanc immaculé et du rouge sang. Pour décrire un conte de fées, mais aussi une utopie qui est censée bâtir une passerelle entre mondes divin et humain. Basée sur des effets de symétrie, sa présentation se veut grandiose, que vient rehausser une ornementation tout aussi somptuaire : débauche de tapis d’Orient bariolés, turbans et boubous enluminés des coiffures des choristes, excès d’objets dorés. La direction d’acteurs meuble par des figures aussi ingénieuses que plaisantes à voir. Telle la fin du Ier acte qui scelle l’arrivée de Jupiter juché sur un gigantesque éléphant blanc, ou au IIIe, une théorie de métiers à tisser devant l’un desquels Danaé assume son rôle de femme désormais libérée du carcan de la richesse. Une incrustation en bandeau à l’arrière-plan permet des apparitions de figures d’or qui se répandent vers le bas, en mouvements chorégraphiés. Certes, ces sculptures humaines débordantes de métal précieux peuvent friser le trop-plein, mais Hermanis l’assume, qui voit dans cet opéra « une énorme Beauté » qui procède « du contexte Jugendstil ». Le parti est indéniablement esthétique et l’arrêt sur image, la belle image, ne rate pas son dessein hypnotique. Dire que le substrat dramatique est dessiné en profondeur est une autre histoire. L’utopie vécue par Danaé restera au rang d’ellipse.