Jazz

Au rendez-vous de la mort joyeuse

Publié le 14/09/2016

L’enregistrement présenté ici est l’un des plus beaux du jazz vocal qu’il nous ait été donné d’entendre depuis bien des années.

Il faut dire, d’abord, que la confidentialité de ce disque fait symptôme de la situation du jazz en France. Peu présent dans les médias (il y a longtemps que la télévision est démissionnaire, à l’exception de programmes satellitaires), il est également victime des choix très consensuels des festivals qui ne présentent qu’à doses homéopathiques les musiciens représentant la part la plus créative de cette musique aujourd’hui et d’une critique spécialisée qui ne fait guère d’efforts pour promouvoir ces derniers en jouant le rôle de défricheur qui lui incombe. Précisément, s’agissant de chant féminin, nous voyons régulièrement apparaître des chanteuses présentées comme révélations, sinon promues comme divas, dont l’aspect clean confine à la variété. Rien de tout cela avec Stan’s Hat Flapping in the Wind !

Ce disque est signé du contrebassiste William Parker, qui n’intervient que comme compositeur des dix-neuf pièces proposées, interprétées en duo (à l’exception de l’une d’entre elles à laquelle se joint un violoncelle) par la chanteuse Lisa Sokolov et le pianiste Cooper-Moore. Une brève présentation des musiciens s’impose. Parker est un contrebassiste aujourd’hui sexagénaire, issu de la scène du free jazz (partenaire d’une multitude de musiciens parmi lesquels Bill Dixon, Charles Gayle, Roscoe Mitchell, Cecil Taylor, Peter Brötzmann, David S. Ware, Matthew Shipp, Jemeel Moondoc, Billy Bang, et membre du quartet Die Like A Dog (avec Brötzmann, Toshinori Kondo à la trompette et Hamid Drake à la batterie) ainsi que du Pyramid Trio (avec Drake et le trompettiste Roy Campbell Jr.) ; il enregistre sous son nom depuis le début des années 1980. Le pianiste Cooper-Moore est un musicien important de la scène new-yorkaise qui a collaboré entre autres avec William Parker et David S. Ware, et enregistré une douzaine de fois en leader. Lisa Sokolov est une chanteuse et enseignante new-yorkaise, rare, qui n’a enregistré que quatre disques sous son nom mais a travaillé, pour en rester au jazz, avec nombre de musiciens : Cecil Taylor, Jimmy Lyons, Hilton Ruiz, Butch Morris, Irène Schweizer, Gerry Hemingway (le beau Songs, en 2002) et, déjà, William Parker (Song Cycle, 1996).

Stan’s Hat Flapping in the Wind est un disque prolongeant l’art de la déploration, cette forme de témoignage musical dont le XVIe siècle vit le couronnement, qui nourrit aussi le jazz, et dont on connaît les grandes heures avec des compositions célèbres : Charles Mingus et « Goodbye Pork Pie Hat » pour Lester Young, Benny Golson et « I Remember Clifford » pour Clifford Brown, John Coltrane et « Alabama » à l’occasion du meurtre de quatre jeunes filles noires par le Ku Klux Klan, ou Jay Jay Johnson et son intemporel « Lament », parmi des centaines d’autres… Le programme entier du disque signé Parker évoque la mort et vise ainsi le jazz au travers d’Ornette Coleman, David S. Ware, Butch Morris et Jeanne Lee, la chanteuse de gospel Mahalia Jackson, les poètes Miguel Piñero et June Jordan, ajoutant à la mémoire de disparus identifiés quelque « Prayer » ou « Invocation »

Sokolov aborde chaque composition comme miniature autonome : manières de faire traîner la voix dans une approche qui déclame, comme pouvait le faire Abbey Lincoln, mais aussi quelques évanescences rappelant Helen Merrill (« The End of the World »), susurrements sur arpèges simples (« Autumn Song »), diction parfaite parfois presque en récitatifs, approches extrêmement lyriques avec le piano de Cooper-Moore où résonne un art de l’accompagnement quasi-classique dans les différentes facettes de celui-ci, de moments très intimes jusqu’à une présence enveloppante et un acheminement vers l’angoisse dans une sorte de prêche aux accents de gospel apocryphe (« The Death of Death »).

Mais on note surtout cette manière espiègle de pousser une écriture qui renvoie à Broadway (le magnifique « All Love ») vers le plus libertaire (« Eternal (for Ornette Coleman) »). C’est que, justement, la mort y est représentée dans le creuset d’une comédie musicale à l’écriture de laquelle Parker travaille depuis une vingtaine d’années, et dont il propose ici quelques extraits ; et cela transparaît même si l’on ne connaît pas l’origine de ce répertoire. Ce faisant, de manière très originale, les trois musiciens, dans une démarche qui n’est pas (que) doloriste, raillent volontiers la « mort alentour » (Heidegger) avec une belle dose de cynisme.

 

LPA 14 Sep. 2016, n° 120c8, p.23

Référence : LPA 14 Sep. 2016, n° 120c8, p.23

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