Barbe-Bleue à l’Opéra de Lyon

Publié le 02/07/2019

Stofleth

Fruit de la prolifique période de Jacques Offenbach au milieu des années 1860, Barbe-Bleue parodie gaiement le conte populaire de Perrault, grâce à la plume experte du tandem Meilhac et Halévy. L’œuvre s’inscrit dans la série de celles traitant de ce sujet sur la scène lyrique, comme Ariane et Barbe-Bleue de Dukas et Le Château de Barbe-Bleue de Bartók, dans une toute autre perspective bien sûr ! La veine bouffe inscrit la destinée du personnage de Barbe-Bleue au sein d’une double intrigue loufoque qui a pour cadre la cour du Roi Bobèche. La fringale de femmes de Barbe-Bleue qui emprisonne et veut occire ses épouses successives pour consommer de nouveau, croise l’histoire de ce roitelet de pacotille qui projette de marier sa fille retrouvée après qu’il en eut perdu la trace. Il en résulte une trame complexe, fertile en rebondissements cocasses. L’aspect ogre sanguinaire est contrebalancé par une approche d’un cynisme tellement appuyé qu’il en devient drôle. On rencontre ainsi un alchimiste chargé de mettre à l’ombre les épouses encombrantes, un Premier ministre empressé à faire les volontés d’un maître pusillanime, un couple d’amoureux, Saphir, prince qui ne sait pas forcément qui il est, et Fleurette, jolie paysanne qui se révèle être la fille du roi, réunis in fine. Et surtout, une autre paysanne au caquet bien affilé, Boulotte, au centre des débats, en épousant Barbe-Bleue, puis en s’échappant de son emprise, après avoir découvert l’existence de ses autres femmes, et enfin en le faisant venir à résipiscence. Au texte allègre des deux librettistes, légèrement modernisé par Agathe Mélinand, répond la verve naturelle d’Offenbach qui l’a doté d’une musique alerte à l’abondante veine mélodique, truffée d’airs à couplets bien ficelés et d’ensembles prolixes en surprises.

Laurent Pelly se meut avec délice dans ce monde détraqué aux sous-entendus incessants, qui lui a valu tant de succès depuis son Orphée aux enfers, déjà à Lyon, et aborde ce nouveau titre avec autant de gourmandise qu’au premier jour. Il installe une sorte de thriller, façon boulevard du crime, mais replacé dans un contexte de satire du pouvoir. Les frasques de Barbe-Bleue, singé en Kim Jong-un, crâne semi rasé à l’arrière et barbe plus croque-mitaine que réellement effrayante, croisent celles non moins méchamment loufoques de Bobèche, portant une réplique de la St Edward’s Crown britannique, qui se plaît à faire courber l’échine de ses courtisans. La mise en scène regorge de traits d’un caustique délirant où le décalage est érigé en loi, chaque personnage agissant d’abord par ses travers, comme Boulotte transformée en nymphomane et Barbe-Bleue en obsédé sexuel. La régie égratigne bien des poncifs et bascule peu à peu dans l’absurde incontrôlable. Tout cela s’inscrit dans un décor naturaliste lui-même enchâssé dans l’univers de la presse à sensation aux unes de magazines alléchantes : d’abord de cour de ferme avec tracteur et tas de fumier obligés, puis de salle de palais royal grandiloquent où règne un monarque hystérique, ou encore d’antre d’alchimiste, façon morgue avec ses placards cachant quelque horrible forfait. Deux touches extrêmement élaborées encore : le traitement des chœurs, que Pelly manie de manière étourdissante, réglés dans une mécanique d’horlogerie, tout en souplesse ou au pas de l’oie, et le faste des costumes, d’un luxe de détail inouï versant campagne et d’une beauté plastique certaine lorsqu’à la cour.

Galvanisée par une telle faconde, la distribution s’en donne à cœur joie. À commencer par Yann Beuron, qui offre un Barbe-Bleue de belle stature, foisonnant d’attitudes emphatiques et de gestes plus vrais que nature. La voix de ténor se taille un beau succès dans les airs courts bien troussés, à la quinte aiguë pas si aisée à négocier. Héloïse Mas a de l’abattage à revendre et joue avec un évident plaisir des phrases shuntées et délicieusement argotiques du personnage de Boulotte, passant de l’enjôleuse à la femme fragile puis vengeresse. À leurs côtés, on citera le Popolani de Christophe Gay, doté de cette pointe de préciosité inhérente au genre bouffe, la Fleurette de Jennifer Courcier, joli minois, pleine d’esprit et soprano fluide, le Bobèche de Christophe Mortagne, délirant à force de méchanceté exacerbée. Le chef Michele Spotti leur apporte une belle fougue, traitant le rythme à la Offenbach et ses cascades endiablées comme celui de Rossini et ses crescendos fulminants, qui n’évite pas toujours les décalages. Il faut dire que la partition peut y conduire, car la rythmique se veut elle-même décalée par rapport au texte, dont certaines phrases sont escamotées et truffées d’onomatopées. Les entractes symphoniques et les ensembles sont ménagés avec un zest certain.

LPA 02 Juil. 2019, n° 145v1, p.24

Référence : LPA 02 Juil. 2019, n° 145v1, p.24

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