Comédie française, une BD dans l’antichambre du Pouvoir
L’auteur-dessinateur Mathieu Sapin livre une nouvelle plongée décalée en bande-dessinée dans les coulisses présidentielles, en utilisant la figure du dramaturge du XVIIe siècle, Racine, en miroir de sa propre position d’artiste du XXIe fasciné par le pouvoir.
Dargaud
Mathieu Sapin est un auteur-dessinateur prolifique et éclectique, passant de la BD jeunesse1 à un album consacré à Gérard Depardieu2, mais tout particulièrement attiré par l’univers politique et spécifiquement fasciné par l’élection présidentielle. Il avait déjà signé chez Dargaud, en 2012, Campagne présidentielle ou « 200 jours dans les pas du candidat François Hollande »3, puis avait dessiné « Une année dans les coulisses de l’Élysée » en 2015 avec Le Château, et enchaîné avec son film Le Poulain4 tout en suivant la campagne pour l’élection présidentielle de 2017 qui a abouti cette année à la publication de Comédie française ou « Voyages dans l’antichambre du Pouvoir » allant jusqu’au terme des trois premières années de mandat du président de la République, Emmanuel Macron.
L’originalité de ce nouvel opus est la position miroir que Mathieu Sapin adopte avec la figure de Racine. Le dramaturge du XVIIe siècle, célèbre pour ses tragédies, abandonne toutefois le théâtre à 36 ans, en plein succès, pour devenir à temps plein l’historiographe de Louis XIV. Le dessinateur opère ainsi un curieux transfert entre l’auteur de Britannicus devenu courtisan et lui-même, interrogeant son propre intérêt pour les coulisses du pouvoir et « la vie des puissants » après une vie passée à écrire « des histoires de fiction ».
Ce serait le communicant Philippe Moreau-Chevrolet qui aurait fait remarquer à Mathieu Sapin qu’à l’image de Racine pour lequel il lui avait avoué son intérêt et sa « curiosité » s’agissant de « son rapport ambigu au pouvoir et à la création », que lui-même était dans cette ambivalence et qu’en tout état de cause « le pouvoir a besoin des artistes » et en particulier des écrivains. Dès lors, quid de la possibilité de s’« approcher du pouvoir sans pour autant perdre son âme ? ».
Pour aborder la question à défaut d’y répondre, la bande-dessinée découpée en cinq chapitres (1- Fin de règne, 2- Le nouveau Monde, 3- Comédie française, 4- Itinérance mémorielle, 5- La Réunion) consacre presque autant de pages à la vie de Racine qu’à la campagne électorale et aux premières années de mandat du président Emmanuel Macron. D’abord, et avec beaucoup d’humour, il délivre de premiers éléments biographiques, de la petite école de Port-Royal aux brèves études en droit à Paris, discipline que Racine n’embrassa pas mais qui lui donna l’occasion de découvrir la vie parisienne des cabarets et autres lieux de plaisir, et rencontrer des personnalités inspirantes, tel La Fontaine – dont il était aussi cousin par alliance –, qui avait pour mécène le puissant surintendant des Finances, Nicolas Fouquet. Le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Espagne qui permet de sceller la paix entre les deux pays déclenche chez Racine sa vocation dramaturgique. Toutes les étapes – succès et échecs – vers la célébrité sont relatées, avec mention de chacune de ses œuvres majeures dont sa seule comédie, Les Plaideurs – 1668 – pièce désopilante pour les juristes, même si son modèle – Les Guêpes d’Aristophane – était encore plus percutant. L’apogée de la carrière de dramaturge doublée de courtisan eut lieu lors de la présentation d’Iphigénie dans les jardins de Versailles qui lui valut d’être fait, le mois suivant, « conseiller du roi, trésorier de France et général des finances à Moulins » et doté d’une rente annuelle élevée. Rien de comparable avec l’insigne de Chevalier des arts et lettres dont a été décoré Mathieu Sapin en 2016, lequel n’a pas abandonné son art pour devenir historiographe du Prince…
Le basculement du dramaturge vers sa charge d’historiographe, louant toutes les actions royales et passant sous silence ou ignorant toutes les infâmes innovations juridiques comme le Code noir ou la révocation de l’édit de Nantes, est en réalité un reniement pendant plus d’une décennie de ses talents de poète mis au service d’une hagiographie assumée attestant de la séduction irrépressible de certains artistes pour le pouvoir politique. Il n’accepta de produire à nouveau une pièce qu’à la demande insistante de Mme de Maintenon pour les jeunes filles de Saint Cyr avec Esther, mettant sa plume en service commandé et renonçant à sa liberté d’expression par les contraintes imposées.
Au-delà des liens qui unissent l’art et le pouvoir, la BD Comédie française met également habilement en évidence la théâtralité du monde politique, la « mise en scène du pouvoir », rapprochement et constat devenus courants, y compris par les juristes qui ont analysé ce « Droit en scène », « l’essence théâtrale du travail parlementaire », « la mise en scène de l’administration », et conclu que « les interprètes et acteurs du droit public » participent à une « mise en scène de la réalité »5. L’exemple de la rencontre du président Emmanuel Macron avec une soixantaine d’intellectuels après la crise dite des « gilets jaunes », en mars 2019 dans le cadre du Grand débat national, que Mathieu Sapin identifie à un « assemblage hétéroclite de sociologues, d’économistes, de scientifiques, de politologues, de philosophes », oubliant donc les juristes en tant que catégorie représentative des intellectuels, mais citant tout de même Mireille Delmas-Marty dans une des vignettes des six planches consacrées à ce « débat de haut vol dans les salons de l’Élysée », est l’illustration de l’une de ces mises en scène.
La mise en scène de la réalité, qui recourt souvent aux techniques de la communication politique, a révélé aussi l’instrumentalisation de certains outils juridiques ou les artifices du droit au service du politique, comme l’adoption de la loi dite Macron en 2015 qui a nécessité à trois reprises le recours au fameux article 49.3 de la Constitution.
Emmanuel Macron décrit comme un « objet transitionnel », tel Pharmakos, l’esclave sacré de la Grèce antique – traité comme un Roi pendant une année au terme de laquelle il est tué – intéresse finalement assez peu Mathieu Sapin totalement fasciné par la figure de Racine auquel il a certainement été tenté de consacrer entièrement son volume ou l’aurait probablement fait si des questions éditoriales évidentes ne s’étaient pas imposées. La rencontre avec Brigitte Macron organisée par un homme de théâtre – Jean-Marc Dumontet – le conduira in fine à un pèlerinage à Port-Royal des Champs.
Cette « BD sur le pouvoir » est en tout état de cause instrumentalisée par l’auteur lui-même qui en a fait une auto-psychanalyse sur sa propre « fascination du pouvoir » et est peut-être son album le plus personnel. Il ne semble en tout état de cause pas prêt de se libérer de cette emprise, puisque parallèlement au tournage d’un second film qui devrait s’appeler Fake News, paraîtra en 2021 Le Ministère secret co-écrit avec Joann Sfar6, dont les premières feuilles publiées laissent entrevoir une belle synthèse des obsessions de l’artiste : une fiction sur les fantasmes que suscitent les secrets du pouvoir politique.
Notes de bas de pages
-
1.
V. sa série Sardine de l’espace avec Emmanuel Guibert (14 tomes à ce jour, dont le dernier – « L’intelligence archificelle » – a paru en 2020), Dargaud.
-
2.
Gérard, Cinq années dans les pattes de Depardieu, 2017, Dargaud.
-
3.
Une nouvelle édition augmentée, avec une autre couverture et un autre sous-titre (« 6 mois dans les coulisses de l’équipe de campagne de François Hollande ») a été publiée chez le même éditeur (Dargaud) en 2017.
-
4.
Bac films, 2018.
-
5.
V. le colloque organisé en 2019 par l’Association des doctorants en droit public de l’université de Lyon : Théâtre et droit public, Mare & Martin, 2020, Droit public, 290 p. et notamment les contributions d’E. Saulnier-Cassia, B. Zirnhelt, S. Beerens-Bettex, É. Untermaier-Kerléo et M. Touzeil-Divina.
-
6.
Dans l’attente de la publication de l’album chez Dupuis, prévue en mars 2021, les premières pages ont été diffusées dans le numéro du 7 octobre du journal Spirou.