Deux pièces au théâtre de poche Montparnasse

Publié le 26/10/2017

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Au but, de Thomas Bernhard

Un homme, une femme, la rencontre de deux monstres sacrés : l’écrivain Thomas Bernhard et la comédienne Dominique Valadié, dans une pièce à la force corrosive dérangeante, ce Au but, qui fait partie des 18 pièces de l’imprécateur autrichien et qui est trop rarement jouée.

La raison de cette rareté est sans doute la performance exigée de la comédienne, interprète du rôle de la mère, qui doit défendre quasiment seule et pendant près de deux heures, un texte peu aisé à mémoriser.

Deux journées, deux lieux, un enchaînement de jugements sur soi. Les autres et le monde en général, lancés sur un ton variant de la légèreté à la violence, par une femme de la cinquantaine devant sa fille quasi muette. La première journée se passe en ville alors que la mère et la fille viennent de voir un spectacle, Sauve qui peut, qui a enthousiasmé la seconde, ennuyé la première, laquelle a cependant invité l’auteur, qui a accepté à les rejoindre dans une grande propriété au bord de la mer.

C’est là que se passe la seconde et longue journée avec le monologue d’un personnage habitué à tenir le premier rôle et qui déverse devant sa fille, occupée à remplir puis à vider des malles et valises, un déluge verbal que la jeune femme a dû déjà entendre maintes fois. Une bizarre complicité les unit car cette dernière, apparemment étouffée par une mère envahissante — sinon sadique —, en perçoit la grandeur et la fragilité. Grandeur par la force de sa lucidité et son humour dans les jugements que porte cette révolutionnaire-libertaire mais qui revendique l’opportunisme lorsqu’il s’agit de sortir de la condition d’humiliation du pauvre. Ce froid calcul l’a poussée à épouser le riche propriétaire d’une fonderie qui, même mort, n’échappe pas à ses sarcasmes. Fragilité, car ce besoin de détruire, de repousser toutes les bouées de sauvetage et de ne pas chercher à reconstruire n’est que la face cachée d’une détresse et l’aveu d’une solitude faute de partenaires à sa hauteur.

Thomas Bernhard, a-t-on dit, s’incarnait dans le jeune auteur de Sauve qui peut, mais les jugements de ce dernier paraissent bien fades par rapport à ceux de son hôtesse, et c’est dans son intelligence lucide et son langage décapant que se retrouve l’imprécateur autrichien.

Ce subtil dosage — non pas des sentiments, qui sont toujours à l’arrière-plan, mais des apparences — la grande Dominique Valadié les brode au point d’Alençon, ce patrimoine immatériel à sauvegarder. C’est un feu d’artifice souterrain qui jaillit de tous les côtés à la fois, épouse une langue à rebondissements, subjugue, hypnotise, la violence et la démesure étant toujours maîtrisées. Aussi à l’aise avec Georges Feydeau, Botho Strauss, Peter Handke ou Heiner Müller, elle honore le théâtre dans ce qu’il a de plus exigeant.

Deux frères et les lions, de Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre

Spectacle bien différent que celui de Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, qui a écrit la pièce, l’a mise en scène et s’est octroyé l’un des deux rôles. Non-événements dans Au but, événements à rebondissement dans cette épopée contemporaine qui est loin d’être terminée.

Il s’est inspiré de l’histoire des frères Barclay, des jumeaux issus d’un faubourg populaire londonien, et devenus l’une des premières fortunes d’Angleterre ; propriétaires, entre autres, du Daily Telegraph et du Ritz à Londres. Ils se sont installés en 1993 sur la minuscule île de Sercq, 600 âmes et un statut de paradis fiscal, bousculant le dernier État féodal d’Europe, dont le régime remonte au duché de Guillaume de Normandie. L’île vivait sous l’autorité bienveillante d’un seigneur désargenté et respecté qui avait succédé en 1974 à sa grand-mère – la célèbre Dame –, gérant les 40 propriétaires des terres, jamais divisées en plus de 400 ans, et toujours octroyées à l’aîné. Ennoblis par la reine pour leurs actions caritatives, les jumeaux et leurs avocats allèrent jusqu’à saisir la Cour européenne des droits de l’Homme pour corriger le droit normand des successions qui pouvait léser leurs progénitures. Ils parvinrent à faire modifier les vieilles institutions politiques avec la constitution d’un mini parlement, à poursuivre les acquisitions de terres, à construire 4 hôtels, à planter 100 000 pieds de vigne (qu’un commando de sercquois dévasta). Il se firent construire un château néogothique d’un coût évalué entre 50 et 70 millions d’euros où ils passent deux mois d’été, partageant le reste du temps entre Monaco et la Suisse.

Citizen Kane, Gatsby le magnifique, débat sur la notion de patrimoine et de valeurs, une telle singulière histoire — peu connue car ces patrons de presse ont l’intelligence d’une grande discrétion en ce qui les concerne — méritait une adaptation au théâtre.

Et le spectacle qui nous est présenté est honnête, sympathique, susceptible de plaire à un public bon enfant, mais un peu trop lisse et trop gentil. Pourquoi présenter ces remarquables requins de la finance comme de braves retraités en tenue de jogging dont les dialogues sentent plus la maison de retraite que le souffre.

LPA 26 Oct. 2017, n° 130u5, p.16

Référence : LPA 26 Oct. 2017, n° 130u5, p.16

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