Dialogue Bacon–Giacometti à la fondation Beyeler

Publié le 18/09/2018

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Un rapprochement qui semble à première vue improbable : celui de ces deux artistes, images iconiques de l’art moderne. Leur rencontre a lieu à Londres grâce à une amie commune, Isabelle Rawsthorne. Ils sont passionnés par la traduction de la figure humaine et si leur démarche diffère, ils s’apprécient et se vouent une véritable amitié.

Francis Bacon et Alberto Giacometti ont chacun rencontré Ernst Beyeler, ils ont exposé chez lui, c’est pourquoi, la fondation constitue un lieu privilégié pour cette exposition exceptionnelle. Le dialogue s’organise autour de 100 œuvres révélant l’intérêt du peintre et du sculpteur pour les artistes contemporains sans négliger ceux du passé. Elles mettent aussi l’accent sur leurs ressemblances et leurs différences. Pour Bacon, l’art est une obsession de la vie, la sienne en particulier : « Le chaos, pour moi, fait naître des images » ; il exprime à travers cette phrase la genèse de sa création. Pour Giacometti, l’art est une façon de percevoir le monde extérieur. Ces conceptions témoignent de leurs questionnements. L’exposition révèle d’étonnantes correspondances entre eux.

Dès la première salle apparaît une forte intention de s’exprimer par une figuration revue par leur vision intime et déjà se fait jour leur correspondance. Chez Giacometti, les portraits d’Isabelle possèdent une forte expressivité que l’on retrouve dans la série des Femmes debout sculptées dans leur fragile verticalité, leur déformation exprimant sa vision intérieure. L’interprétation de la même jeune femme par Bacon qui accentue les traits, les « bouscule » en une puissante gestualité, est impressionnante.

La recherche permanente de traduction des figures dans l’espace se retrouve dans leur conception : c’est la Boule suspendue que le sculpteur fait flotter au-dessus d’une banane enfermée en un frêle échafaudage. Bacon exécute un portrait, Head VI au visage à peine esquissé dont on ne distingue que la bouche ouverte comme un cri, cri qu’il reproduira dans la figure du pape Innocent X inspiré par la peinture de Velazquez qui l’a fasciné. Il réalise des portraits presque défigurés en une touche dynamique. Des raies verticales semblent l’enfermer dans une sorte de prison mais il peint aussi un autoportrait d’une extraordinaire vérité… Leur fait face une vitrine où sont présentés des bustes dont Giacometti qui expriment la personnalité. Très amincis, parfois minuscules, ils conservent leur humanité.

Dans les salles souvent vastes les œuvres respirent. On retrouve L’homme qui marche, auquel est confronté un triptyque à la palette violente et où le peintre étudie le mouvement… La réalité humaine s’exprime chez le sculpteur à travers ses créations telle Grande femme. Chez ces artistes, l’art et la vie se conjuguent sans cesse ; Giacometti dématérialise la masse des volumes pour ne conserver que l’essentiel, ainsi révèle-t-il la fragilité humaine. De nombreux dessins rappellent son talent dans ce domaine. En des traits aigus, nerveux, il confère aux êtres la même présence que dans ses sculptures telle Annette, comme en attestent les bronzes mis en regard avec eux. Mais on est également impressionné par le portrait de Michel Leiris que Bacon exprime en un jeu de courbes. Déformé, le visage demeure vivant. On remarque un autoportrait bien différent où l’artiste semble en proie à ses pensées, presque hors du monde. Cette vision s’exprime notamment au travers de la sculpture en plâtre Grande tête où se mêlent la liberté créatrice et la vérité de l’être. L’on retrouve la même architecture torturée du peintre avec les trois études de George Dyer.

Ces deux créateurs sont habités par l’angoisse de la mort, elle traverse leur œuvre. La violence est inscrite dans la création de Bacon, elle est plus sous-jacente chez Giacometti qui sculpte des figures de plus en plus réduites. La vie est violence pour ces artistes ; c’est visible dans la création du peintre dans les visages hurlant. Éloigné du réalisme, « Le réalisme est de la foutaise », pense Giacometti mais en même temps il veut témoigner de l’émotion tout comme Bacon recherche la vérité. Et c’est bien là leur obsession : exprimer l’intime avec intensité dans une puissance expressive poussée parfois à son paroxysme.

LPA 18 Sep. 2018, n° 139d3, p.14

Référence : LPA 18 Sep. 2018, n° 139d3, p.14

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