La gazelle du Titien

Publié le 09/08/2021

Georges Lafenestre (1837-1919) était autant poète qu’historien et critique d’art. Conservateur au musée du Louvre, il fut élu à l’Académie des Beaux-Arts, le 6 février 1892, au fauteuil de Jean Alphand. Lié avec José-Maria de Heredia, il fréquenta des Essarts, Sully Prudhomme, Henri de Régnier, Barrès, Colette, Henry Gauthier-Villars, et Pierre Louÿs. Il a laissé une trentaine d’ouvrages, des recueils de poèmes et des essais critiques, notamment Artistes et amateurs, publié en 1899, par la Société d’Édition Artistique. Dans cet ouvrage, Georges Lafenestre décrit le Titien et les princes de son temps.

Portrait du Titien.

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« Le duc, dilettante impatient autant que souverain autoritaire, chargea son ambassadeur à Venise, Tebaldi, d’en suivre l’exécution. Ce Tebaldi, qui devait être, pendant de longues années, le surveillant et le persécuteur de Titien, exerça ces fonctions avec une conscience dont fait preuve sa volumineuse correspondance.

Le duc ne se gênait pas avec son protégé, mettant son obligeance et son talent à contribution pour toutes sortes de fantaisies. Un jour il lui commande d’aller prendre le dessin d’une balustrade qu’il a remarquée dans un palais de Venise. Titien fait le croquis et l’envoie en y joignant le projet d’une balustrade de sa façon. Quelques jours après, le duc le charge d’acheter « un cheval de bronze », une statuette antique probablement, et lui confie divers autres achats, pour lesquels il lui ouvre un crédit chez le banquier Lardi. D’autres fois, Titien doit aller surveiller des expériences de cuisson dans les faïenceries de Murano, fournir des modèles de verreries, passer des marchés pour leur fabrication, surveiller les emballages. Il est bon à tout, il est prêt à tout. C’est lui qui sert de conseil et d’intermédiaire lorsqu’Alphonse, dans son enthousiasme, veut établir une manufacture de céramique à Ferrare ; c’est lui qui choisit les ouvriers et qui les envoie. C’est à lui qu’on demande des doreurs et des encadreurs. Un jour, Alphonse apprend qu’il y a dans le palais de Giovanni Cornaro un animal étrange qu’on appelle une gazelle. Vite, il écrit à Tebaldi de se rendre à l’atelier de San Samuele et de prier Titien d’aller sur-le-champ faire une peinture de cet animal. Le duc avait été, cette fois, informé tardivement. Lorsque Titien et Tebaldi se présentèrent au palais Cornaro, on leur annonça que la bête était morte. « En peut-on voir au moins la peau ? », demanda l’ambassadeur. « La bête a été jetée au canal », leur répondit-on. On leur montra cependant un petit croquis fait autrefois par Giovanni Bellini, d’après cet animal rare ; Titien offrit de le copier en l’agrandissant. Sur ces entrefaites, le peintre, hier encore discuté, venait d’affirmer son génie par un chef-d’œuvre éclatant dont la renommée s’était promptement répandue dans toute l’Italie ». (À suivre)