Le Titien avait pris la clé des champs

Publié le 21/07/2022

Georgios Kollidas/AdobeStock

Georges Lafenestre (1837-1919) était autant poète qu’historien et critique d’art. Conservateur au musée du Louvre, il fut élu à l’Académie des Beaux-Arts, le 6février 1892, au fauteuil de Jean Alphand. Lié avec José-Maria de Heredia, il fréquenta Essarts, Sully Prudhomme, Henri de Régnier, Barrès, Colette, Henry Gauthier-Villars, et Pierre Louÿs. Il a laissé une trentaine d’ouvrages, des recueils de poèmes et des essais critiques, notamment Artistes et amateurs, publié en 1899 par la Société d’Édition Artistique. Dans cet ouvrage, Georges Lafenestre décrit le Titien et les princes de son temps. BGF

« Tebaldi n’avait aucune instruction pour faire cette offre d’emmener le Titien à Rome, mais, tout fier de son stratagème, il s’empressa d’en faire part à son maître le duc de Ferrare, qui l’approuva chaudement : « Vous auriez l’esprit de prophétie, messire Jacomo, que vous n’auriez pu dire à Titien chose plus vraie touchant notre volonté d’aller à Rome. Pressez-le donc, s’il veut venir, d’arriver vite, car nous serions fort désireux qu’il vint avec nous ; toutefois avisez-le de n’en rien dire à personne ». 

La lettre est du 26 décembre. Lorsqu’elle parvint à Venise, Titien avait pris la clé des champs. Il avait été passer quelques jours à Cadore, ou ailleurs. Le lendemain de son retour, le 4 janvier, Tebaldi frappait à sa porte ; le bruit courait qu’il était revenu malade. Le diplomate lui trouva, en effet, la mine mauvaise et l’air défait ; il supposa obligeamment dans son rapport que l’artiste avait fêté la Noël plus que de raison, bien qu’il n’en convînt pas. Dans cette entrevue, il avait été question de Rome ; Titien n’avait dit ni oui, ni non, mais il n’en bougeait pas davantage ; Tebaldi passait son temps à le harceler. Le 17 juin, il le tourmente encore pour qu’il se transporte à Ferrare avec sa toile. Titien reçoit l’invitation avec son sang-froid habituel, déclare qu’il ira à Ferrare dès qu’il aura changé quelques figures, mais se refuse à fixer une date. En attendant, il prie Tebaldi de demander au duc pour un sien ami, grand chasseur, Niccolò di Martini et pour son valet, un permis de chasse aux oiseaux sur l’autre rive du Pô ; l’octroi de cette faveur lui redonnerait du cœur pour se mettre au travail. Ainsi encouragé, il était certain de peindre les plus belles figures du monde. « Trêve de plaisanteries ! s’écria Tebaldi ; arrangez-vous pour venir le plus tôt possible ».

Au mois d’août suivant, rien de prêt encore. Titien ne remuait pas. Le prince était furieux. Tebaldi se rendit à l’atelier ; il nota minutieusement l’état de la toile (le Bacchus et Ariane, aujourd’hui à Londres dans la National Gallery) ». (À suivre)

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