La Présidente ou l’utilisation du droit par la bande dessinée pour faire œuvre politique

Publié le 18/05/2017

S’il s’agit heureusement davantage d’un exercice de « science-fiction civique » que d’un « récit graphique d’anticipation », suivant les termes des auteurs François Durpaire et Farid Boudjellal, la bande dessinée La Présidente fait œuvre politique sur trois tomes publiés de 2015 à 2017, en appuyant sa démonstration sur la matière juridique.

La couverture de La Présidente.

Les Arènes

La bande dessinée a depuis longtemps investi, au-delà de son propre art, différents domaines des sciences humaines et sociales, en particulier l’histoire, factuelle, institutionnelle ou même constitutionnelle. Des périodes marquantes se sont prêtées à des récits poignants ou troublants1, des lieux et des institutions ont servi de cadre à des aperçus du droit des organisations ou des relations internationales2, des personnalités et des dirigeants politiques ont inspiré des biographies réussies tant sur le plan de l’illustration que du texte3. Même si de belles études collectives4 ont réussi à mettre en lumière les riches relations entre droit et bande dessinée en offrant une nouvelle lecture d’albums culte, et qu’il arrive que des textes juridiques soient cités dans ces albums, c’est le plus souvent de manière incidente ou anecdotique.

Les trois tomes de La Présidente font exception et permettent de rendre le propos – dont le parti pris est la raison d’être – crédible, soutenu par un choix graphique poursuivant le même but. La surimpression du trait noir et blanc sur photographie, plus ou moins agréable esthétiquement parlant – plutôt moins que plus, en particulier pour le troisième tome – accentue néanmoins la vraisemblance du scénario.

Le premier tome s’ouvre sur la journée du 7 mai 2017 et l’élection de Marine Le Pen avec 50,41 % des voix, son installation à l’Élysée, la nomination de son gouvernement d’alliance avec l’aile droite des Républicains et la mise en place de son programme. Plus que l’histoire fictionnelle qui s’imbrique et donne un contenu concret à la mise en œuvre de cette nouvelle politique dans les vies de Fati, Stéphane, Tariq et Antoinette, plus que le rocambolesque événement qui clôt l’album et glace le lecteur, le juriste sera saisi par la méthode de François Durpaire et Farid Boudjellal s’appuyant point par point sur les chapitres du programme officiel du Front national en les mettant en perspective avec l’état du droit existant. On peut même être étonné par le dépassement de la fiction par la réalité, car les auteurs de ce premier volume publié en 2015, qui prêtent à Marine le Pen la mise en place de l’état d’urgence, pouvaient difficilement imaginer, il est vrai, une prorogation répétée, par un gouvernement et un président socialistes, de cet état d’exception en France, non plus que l’élection de Donald Trump aux États-Unis, ou le référendum britannique permettant l’enclenchement de la procédure de retrait de l’Union européenne…

Le premier tome est le plus riche des trois en références juridiques. Dans un amphithéâtre bondé de l’université Paris I, Fati, qui sera expulsée du territoire pour n’avoir pas pu faire renouveler sa carte de séjour, accepte l’invitation d’une camarade étudiante à assister à la dernière cérémonie de la journée nationale de l’esclavage, présidée par François Hollande. L’installation de la présidente à l’Élysée commence par des mesures symboliques comme le retrait des drapeaux européens des bâtiments publics et d’un rappel de la « tradition républicaine » du portrait officiel. L’interview lors de la garden-party du 14 juillet est l’occasion, pour Antoinette, de corriger l’une des contre-vérités nombreuses des interventions de Mme Le Pen s’agissant du caractère non délictuel du séjour en situation irrégulière sur le territoire français depuis la loi du 31 décembre 2012. De même, sont soulignés les risques considérables pris par les gouvernements précédents, instaurant des législations liberticides en matière de surveillance numérique – en dépit des mises en garde de la Cnil notamment – facilitant la mise en place d’un fichier généralisé, tout comme « la priorité nationale ». Le « oui » au référendum sur la sortie de l’euro qui fait craindre « un vide juridique » n’est que le prélude à d’autres projets passant par la sortie de Schengen, les expulsions de Français d’origine étrangère et la volonté de se débarrasser « de cette vision trop étroitement juridique ».

Le deuxième tome : Totalitaire, qui commence en décembre 2021 et égrène les mesures mises en place au cours du quinquennat à la faveur d’un attentat à Lourdes – déchéance de la nationalité pour les binationaux, rétablissement de la peine de mort pour les terroristes, création de camps robotisés pour les migrants non expulsables, surveillance électronique de tous les suspects musulmans et les migrants, instauration de couvre-feux – est illustré par des extraits du Code pénal et du Code de procédure pénale. Les quarante dernières pages proposent un scénario peut-être moins inattendu que celui du premier tome, mais tout aussi perturbant.

Enfin, le troisième tome, La vague, s’ouvre sous la présidence affaiblie de Marion Maréchal-Le Pen, contrainte de faire revenir sa tante qui prend place à Matignon pour imposer à nouveau des mesures d’urgence, adoptées par ordonnances, après une alliance rocambolesque avec Donald Trump et Vladimir Poutine, Google et Amazon mettant en place une censure sur-mesure sur toute la production littéraire numérisée – allant jusqu’à l’idée de supprimer l’école – et s’achève sur la victoire du binôme Christiane Taubira et Emmanuel Macron (61,80 %) en 2024. Les pages les plus intéressantes en toute fin de volume concernent l’avènement d’une VIe République et la perspective de mesures innovantes que l’on aimerait être une source d’inspiration pour le huitième président de la Ve République française : un nouveau droit constitutionnel à un environnement sain, un référendum à mi-mandat sur le respect des engagements de l’élu pour qu’il puisse continuer son mandat, une citoyenneté d’entreprise, la reconnaissance du vote blanc, l’obligation de prendre les décrets d’application des lois dans les six mois de leur adoption…

L’on ne saurait, pour conclure, que trop se féliciter de la capacité confirmée de la culture d’agir comme « une lanceuse d’alerte » et de l’art de mettre en place une « poétique de la vigilance »5

Notes de bas de pages

  • 1.
    V. par ex. les quatre albums Le cri du peuple de Tardi et Vautrin, 2002 à 2005, Casterman ; v. aussi les trois séries des Mystères de la République de Richelle P. avec Revard F. pour la Cinquième, avec Buscaglia A. pour la Quatrième, avec Wachs P. pour la Troisième, Glénat.
  • 2.
    V. les deux tomes à succès, Quai d’Orsay. Chroniques diplomatiques de Blain et Lanzac, 2010 et 2011, Dargaud.
  • 3.
    V. dans Olympe de Gouges de Catel et Bocquet, 2012, Casterman écritures, au-delà des questions d’égalité hommes-femmes et de la célèbre Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, plusieurs références juridiques, avec toutefois quelques inexactitudes – par exemple la référence d’Olympe à la ratification de la Constitution par le roi (p. 327) alors que l’article 8 de la Constitution de 1791 dispose que l’Assemblée nationale constituante remet « le dépôt » de la Constitution « à la fidélité du corps législatif, du roi et des juges » et que l’acte constitutionnel est offert au roi par l’Assemblée nationale qui l’a approuvé.
  • 4.
    Ribot C. (dir.), Droit et bande dessinée. L’univers juridique et politique de la bande dessinée, 1998, PUG ; Reverchon-Billot M. et Schürtz R-N., Le droit dans les bande dessinées, 2012, LGDJ.
  • 5.
    Durpaire F., en exergue du tome 2 et avant l’avertissement indiquant que « toute ressemblance avec des situations existantes ne saurait être que fortuite, à moins qu’elle ne résulte de l’application par un parti autoritaire des lois sécuritaires votées dans le contexte des attentats ».
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