L’article 78-2 du Code de procédure pénale mis en scène
78-2, c’est le numéro d’article du Code de procédure pénale qui énonce les conditions des contrôles d’identité. Le dramaturge et metteur en scène, Bryan Polach, s’en sert comme point de départ et fil rouge invisible pour une fiction théâtralisée rondement menée proposant un débat faussement caricatural sur les violences policières et sur la réalité de terrain du travail de la brigade anti-criminalité (BAC) au-delà du droit et du discours politique.
L’article 78-2 du Code de procédure pénale est le deuxième des sept alinéas de l’article 78, unique article du chapitre II (du titre II du livre Ier) intitulé « Des contrôles, des vérifications et des relevés d’identité ». Il dispose comme l’indique la voix off au début du spectacle que « les officiers de police judiciaire et, sur l’ordre et sous la responsabilité de ceux-ci, les agents de police judiciaire et agents de police judiciaire adjoints mentionnés aux articles 20 et 21-1° peuvent inviter à justifier, par tout moyen, de son identité, toute personne à l’égard de laquelle existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner :
– qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction ;
– ou qu’elle se prépare à commettre un crime ou un délit ;
– ou qu’elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à l’enquête en cas de crime ou de délit ;
– ou qu’elle a violé les obligations ou interdictions auxquelles elle est soumise dans le cadre d’un contrôle judiciaire, d’une mesure d’assignation à résidence avec surveillance électronique, d’une peine ou d’une mesure suivie par le juge de l’application des peines ;
– ou qu’elle fait l’objet de recherches ordonnées par une autorité judiciaire ».
Les paragraphes suivants prévoient d’autres raisons pour lesquelles l’identité d’une personne peut être contrôlée, notamment dans la problématique depuis 2009 de l’interdiction de la dissimulation du visage à proximité d’une manifestation et qui pose la question plus générale de « l’Identité dans l’espace public »1.
Cet article 78-2 sert donc de base légale à toutes les vérifications d’identité nécessaires lors d’actions de terrain au cours desquelles des officiers ou agents de police judiciaire, notamment la BAC procèdent à des contrôles qui doivent être dument motivés par des infractions en préparation, en cours, ou dans le cadre de sanctions, en dépit de leur champ d’application extrêmement large qui vient inévitablement contrarier la liberté d’aller et venir. Comme de multiples études sociologiques, reportages, enquêtes l’ont montré, les contrôles d’identité ne sont pas pratiqués de la même manière sur l’ensemble du territoire français et ne visent pas les mêmes types de personnes, voire de populations, mais consistent au contraire régulièrement, notamment dans certains quartiers ou lieux particulièrement surveillés, en des interpellations plus connues sous l’expression non politiquement correcte de « contrôles au faciès »2. La première partie de la pièce de Bryan Poloch, assez didactique à sa manière, se fait le reflet des thèses opposant les contrôleurs et les contrôlés, l’épuisement des policiers et la haine dans les cités, et se veut ainsi un miroir des fractures sociétales.
C’est autour d’un tapis rond rouge sang au centre du plateau que l’action se déroule sans temps mort, avec une bande son intéressante, utilisant même Vivaldi pour donner l’impulsion et la pulsation à une course effrénée après la lecture interminable des noms de victimes directes ou indirectes de violences policières, qui s’achève par la répétition de celui d’Adama Traoré.
Le texte de Bryan Poloch, habilement et astucieusement secondé par sa propre mise en scène d’une grande inventivité et avec des comédiens qui s’avèrent très convaincants au-delà des clichés qu’on aurait pu craindre initialement, maintient efficacement et assez longtemps le suspense sur l’identité véritable d’une jeune femme mystérieuse, Yasmine, que le groupe des trois amis ne connaît pas et qui s’intéresse étrangement à Thom. Thom qui présente des troubles manifestes, notamment dans son élocution et sa gestuelle, lui confie qu’il est « passé de l’autre côté de la barrière » ; il était policier avant, avant qu’un contrôle d’identité ne tourne mal ? Qu’un projectile lui tombe sur la tête ? Comme les grille-pains et autres ustensiles qui tombent brutalement des cintres sur le plateau, au cours d’une scène extrêmement rythmée et énergique.
Le texte a été rédigé en pleine actualité du mouvement des Gilets Jaunes et cite ces derniers ainsi que d’autres types de contestataires, tels les militants embrassant des causes environnementales à l’image de Léti, pour présenter une sorte de typologie des sujets de prédilection des contrôles d’identité, s’ajoutant aux « caïds » des quartiers. Parallèlement, c’est le rythme de travail inhumain dans la police, la pression et les centaines de suicides qui sont narrés, jamais pour excuser ou blâmer, mais simplement pour poser des faits bruts dont le spectateur peut ensuite s’emparer. Le dessein de l’auteur et de la compagnie Alaska dont la précédente création, Violences conjuguées, portait sur un autre type de violences (conjugales) et qui se basait déjà comme 78-2 sur des entretiens, n’est jamais de juger mais de mettre en lumière les failles, les dérives ou les limites des règles juridiques dans les grands débats et questions de société.
La mise en scène n’offre évidemment et heureusement pas le réalisme et la violence des films Les Misérables de Ladj Ly (2019), de Bac Nord de Cédric Jimenez (2021) ou encore de La Haine de Mathieu Kassovitz (1995), même si la démarche théorique précitée est proche et que certains instantanés parviennent par exemple à plonger les spectateurs dans la brutalité d’une arrestation qui ressemble par sa méthode d’immobilisation et de compression à celle de George Floyd. La mise en scène présente aussi presque un côté fantastique avec ses enchaînements quasi immédiats entre des lieux, des situations, des chronologies différentes, s’appuyant sur des alternances répétées de rôles entre les comédiens, qui restent toujours lisibles. Parfois, on est même proche de l’absurde, sans pour autant s’y installer puisque l’humour prend souvent le relai (« C’est qui Godot ? C’est ton fournisseur ? »).
La pièce 78-2 est du vrai théâtre politique, engagé, documenté qui produit un récit fondamentalement dramaturgique et scénographiquement élaboré, avec très peu de moyens mais beaucoup de talents, notamment du côté des comédiens très investis dans un jeu par ailleurs extrêmement physique. Un spectacle en outre intéressant en période d’élection présidentielle…
Référence : AJU004b7