Les mémoires d’un bibliophile (XVIII)
Jean-Baptiste Tenant de Latour (1779-1862) est qualifié, dans les dictionnaires, de bibliographe français. En 1846, il fut nommé bibliothécaire du roi Louis-Philippe Ier, au palais de Compiègne. Une charge qui était justifiée. La somme de ses connaissances a été réunie dans ses Mémoires d’un bibliophile (Paris, E. Dentu, 1861, in-12). Cet ouvrage se présente sous forme de lettres à une femme bibliophile (la comtesse de Ranc… [Le Masson de Rancé]), et se compose de nombreuses réflexions sur la bibliophilie, les écrivains et le monde des lettres. Nous poursuivons la publication de la Lettre VI consacrée aux littératures étrangères. BGF
« Le Cimetière de Campagne de Gray, je le lirai encore avec délices aux extrémités de la vie. Je le lus d’abord, presque enfant, dans une assez faible traduction en prose ; j’en fus remué plus que de toute autre lecture du même genre que j’eusse faite jusque-là. Je le lus ensuite dans d’assez beaux vers de M.-J. Chénier, je le lus dans d’autres vers français, je le lus dans des vers italiens, j’arrivai enfin à le lire en anglais : chaque fois, il m’impressionna un peu plus ou un peu moins, mais toujours à un degré que la répétition de mes expériences ne diminuait en aucune façon. Où serait donc cet effet en quelque sorte exclusif du style ? Car le style d’un auteur ne peut avoir toute sa force, ne peut, à son tour, être lui-même que dans sa langue naturelle. Non, Madame, Dieu me garde de méconnaître jamais le charme et l’irrésistible puissance du style ; mais le fond même, la poésie, la vérité des sentiments : voilà ce qui, avant tout, anime les tableaux de Gray, ce qui est l’homme Gray, dans quelque langue que ce soit, ce qui saisit, de prime-abord, ses lecteurs, et cela dans toutes ses œuvres sans exception, soit qu’elles appartiennent à sa mélancolie naturelle, soit qu’elles touchent à des sujets peu sérieux. Il est chez moi sous toutes les formes ; mais j’ai surtout une édition faite avec amour à Eton, ce collège si cher à l’admirable poète qui lui doit une de ses plus touchantes inspirations. L’on trouve dans ce beau volume in-80 une suite de délicieuses gravures, toujours appliquées avec un choix exquis aux lieux les plus aimés de Gray. Enfin, c’est une édition toute sentimentale, expression qu’on a un peu gâtée en France par l’abus qui en a été fait, mais devant laquelle les Anglais, eux, ne reculent point encore (…).
Plusieurs livres en langues étrangères offrent l’avantage, que j’ai apprécié dans quelques collections françaises, d’occuper peu de place, malgré mon éloignement de bibliophile pour cette forme de publication. J’ai, par exemple, un Shakespeare en un volume, représentant au moins douze in-octavo ordinaires, Stockdale’s édition (Londres, 1784), avec des notes prises de plusieurs commentateurs et un portrait, en un mot, contenant tout ce que pourrait renfermer de beau et d’utile la plus volumineuse édition. J’ai bon nombre de ces charmantes publications de Walker : son Milton, livre d’une exécution merveilleuse, les célèbres Lettres de Junius, les Essais de Morale et de politique de Bacon, plusieurs autres encore du même genre et du même éditeur. Mais, en dehors de cet ordre de livres, j’ai le Byron imprimé par Didot et publié en 1825 par l’intelligent Baudry ; il y a peu d’éditions anglaises du grand poète plus notables que celle-ci (…) ».
(À suivre)