Les mémoires d’un bibliophile (L)
Jean-Baptiste Tenant de Latour (1779-1862) est qualifié, dans les dictionnaires, de bibliographe français. En 1846, il fut nommé bibliothécaire du roi Louis-Philippe Ier, au palais de Compiègne. Une charge qui était justifiée. La somme de ses connaissances a été réunie dans ses Mémoires d’un bibliophile, parue en 1861. Cet ouvrage se présente sous forme de lettres à une femme bibliophile (la comtesse de Ranc… [Le Masson de Rancé]), et se compose de nombreuses réflexions sur la bibliophilie, les écrivains et le monde des lettres. Nous reprenons, cet été, la publication de la Lettre IX consacrée aux « Écrivains du règne de Louis XIV ». BGF
BGF
« À la suite de Fénelon et de Bossuet viennent les noms du sévère Bourdaloue, du disert Fléchier, de Mascaron, dont le siège et la chaire sont si dignement occupés aujourd’hui, enfin de Massillon qui, par la date de ses principaux triomphes oratoires, notamment par la date de son immortel Petit Carême, aurait pu être réservé aux commencements du XVIIIe siècle, si son admirable perfection classique ne m’avait pas entraîné à le nommer ici, ce que j’aurais été porté à faire d’ailleurs pour ne pas briser le groupe de ces quatre orateurs hors de ligne, qui, avec des formes de style différentes et à divers degrés, surent revêtir les grandes vérités de la religion tantôt de l’éclat d’une haute éloquence, tantôt du simple charme du bien dire, mais toujours de la puissance irrésistible d’une profonde conviction.
Et dans un autre ordre d’esprit, surtout dans un autre ordre d’idées : La Bruyère, le grand peintre La Bruyère ; La Rochefoucauld, le profond La Rochefoucauld ; Saint-Evrernond, le sceptique Saint-Evremond. J’ai des deux premiers tout ce que j’ai pu recueillir d’éditions originales, et la plupart de celles qui, depuis, furent laborieusement employées à l’amélioration des textes. C’est surtout ainsi qu’on peut suivre avec un immense intérêt les progrès du talent, sous l’inspiration du génie. Quant au matériel des choses, choix des exemplaires, soins de reliure, tout a été fait d’entière convenance et d’ardente sympathie. Je n’ai rien à me reprocher. Je me suis un peu moins mis en frais pour Saint-Evremond. J’ai dû m’en tenir à la meilleure édition des douze volumes d’un auteur qui n’a été un remarquable écrivain que dans, un petit nombre de pages, quoiqu’il n’en demeure pas moins une étonnante individualité.
J’ai le Roman bourgeois du satirique Furetière, la première et curieuse édition. Ce n’est point parce que je viens de nommer La Rochefoucauld que j’évoque ici le souvenir de deux femmes dont la société charma et embellit ses derniers jours ; c’est parce que je ne vois guère d’écrivain que, pour l’élégance, pour la variété, quelquefois pour l’énergie du style, il convienne de placer avant Madame de Lafayette et l’illustre Sévigné : Pourquoi n’y joindrais-je pas Madame de Maintenon ?
J’ai de la première et de la seconde les collections les plus soignées et les plus complètes ; et, puisque j’ai touché à des auteurs de Mémoires, c’est-à-dire à La Rochefoucauld, à Madame de Lafayette, à Madame de Sévigné qui, elle-même, nous a donné, dans ses Lettres, d’admirables Mémoires, mentionnons-en d’autres qui ont tous plus ou moins de droits à être nommés ici. Mentionnons l’ami de Madame de Caumartin, de Madame de Grignan et de sa mère, cet éloquent, cet impossible Cardinal de Retz, je dis impossible, car ce qu’on soupçonnait de ses vues, de ses moyens d’action, de ses actes intimes, qui jamais eût osé l’avouer aussi effrontément, même à la plus sûre amitié. J’ai l’édition la plus belle et la plus recherchée (Amsterdam, Frédéric Bernard, 1731-1738). J’ai aussi celle où, depuis, les plus étranges passages ont été rétablis. J’ai enfin l’édition de Genève (Barillot, 1751) : la première a été remarquablement reliée par Derome le jeune ».
(À suivre)