Les mémoires d’un bibliophile (XX)
Jean-Baptiste Tenant de Latour (1779-1862) est qualifié, dans les dictionnaires, de bibliographe français. En 1846, il fut nommé bibliothécaire du roi Louis-Philippe Ier, au palais de Compiègne. Une charge qui était justifiée. La somme de ses connaissances a été réunie dans ses Mémoires d’un bibliophile (Paris, E. Dentu, 1861, in-12). Cet ouvrage se présente sous forme de lettres à une femme bibliophile (la comtesse de Ranc… [Le Masson de Rancé]), et se compose de nombreuses réflexions sur la bibliophilie, les écrivains et le monde des lettres. Nous poursuivons la publication de la Lettre VI consacrée aux littératures étrangères.BGF
« (…) Mon exemplaire [du Machiavel] relié en vélin d’Italie, à l’ancienne manière italienne, est, sur tous les points, d’une étonnante conservation. Il appartient, par plusieurs côtés, à ma plus grande bibliothèque, ainsi que deux suppléments d’œuvres inédites précieux à plusieurs égards.
Je me vante encore d’un autre in-40 italien, le beau Decameron de Londres (1725), fait sur celui de 1527, si célèbre en bibliographie : l’exemplaire est des plus soignés : j’ai dû le laisser à côté du Machiavel. Mais j’ai gardé sous ma main, du chef-d’œuvre de Boccace, une des plus jolies éditions qu’on puisse voir dans la forme Elzévirienne, c’est-à-dire le Decameron, petit in-12 (Amsterdam, 1665). On attribue généralement ce charmant volume, du reste fort rare, aux Elzévirs ; M. Brunet croit qu’il est de Jean Blaeu, mais, vienne d’où vienne, je doute qu’il soit possible de porter plus loin la correction d’un texte, la netteté des caractères, en tout la beauté de l’exécution. C’est un de ces livres qu’on mesure par lignes et par demi lignes ; bien que ce genre ou plutôt ce degré de mérite ne soit pas précisément au nombre de mes faiblesses, il y aurait de la duperie à ne pas constater ici que mon exemplaire est d’une très satisfaisante grandeur. Je possède aussi la Fiammette amoureuse, texte et traduction, volumineux in-12 de l’Angelier, assez recherché, disent les intéressés.
J’ai un bel exemplaire des Nouvelles du Lasca, François Grazzini, le célèbre fondateur de la célèbre académie de la Crusca (Londres, 1756), in-12, non rogné. Qui serait sans sympathie pour l’admirable traité Des délits et des peines de Beccaria ? J’en ai donc une édition assez belle, malgré l’époque fort peu bibliographique où elle fut faite : elle est in-40, Paris, Boiste, 1796, papier vélin. L’on y trouve d’abord la traduction de l’abbé Morellet ; ensuite, avec une pagination différente, le texte de Beccaria. Le volume est superbe et à toutes marges (…).
Toute grande œuvre appelle les imitations. Un autre écrivain italien, Dragonelti, a fait un traité qui a pour titre : Des vertus et des récompenses. Cette production, qui n’est point sans mérite, est une annexe naturelle du beau livre qui l’a inspirée. Puisque je me suis ainsi laissé gagner par les prosateurs, je dois citer encore dans des temps plus rapprochés de nous : Les Mémoires d’Alfieri, ou, comme on disait tout uniment lorsque cette dénomination de mémoires n’était pas devenue la condition nécessaire de la vogue, et comme il a dit textuellement : « la vie d’Alfieri écrite par lui-même », ce grand poète que nous allons retrouver ailleurs ; Les Dernières lettres d’Ortiz, ouvrage si remarquable à plus d’un titre d’Ugo Foscolo ; les Prisons de Silvio Pellico, cette œuvre évangélique sans précédent : belle édition de Turin (1832) ; son livre des Devoirs, sorte de corollaire des Prisons (Paris, 1831) ».
(À suivre)