« L’intime conviction », acte II : le huis clos de « 9 » en colère

Publié le 02/03/2017

Après les interrogations sur la curieuse utilisation de l’« intime conviction » par le romancier Tanguy Viel dans Du droit dans les arts le mois dernier, la notion irrigue toute la pièce 9 de Stéphane Guérin, inspirée de Douze hommes en colère de Reginald Rose. Ils sont neuf, au Théâtre 13, à se déchirer sur la culpabilité d’un mineur dans une affaire de parricide, qui montre avec un nouveau souffle, l’universalité et l’intemporalité des débats sur la précarité de la justice humaine.

Le lendemain de l’inauguration de la réouverture de sa deuxième salle – le Théâtre 13 / Jardin en rénovation depuis deux ans –, le dynamique Théâtre 13 / Seine, dirigé par Colette Nucci et Fabian Chappuis, accueillait, fidèle à sa tradition, une œuvre engagée portée par une petite troupe du Pays basque, qui a réussi sa première parisienne.

9, un chiffre qui suffit à la manière de 12, le titre du film de Nikita Mikhalkov qui transposait en Russie en 2010 le célèbre Twelve Angry Men de Sidney Lumet, lui-même tiré d’un script de téléfilm de Reginald Rose, adapté au théâtre en 19531. Quel juriste n’a pas en mémoire la harangue tranquille d’Henry Fonda dans le film de Sidney Lumet qui fait basculer petit à petit les onze autres jurés qui étaient tous convaincus en entrant dans la salle des délibérations de la culpabilité de l’accusé ? L’esthétique du film de 1957 est toujours aussi bouleversante et la finesse et la justesse des dialogues de Rose reste convaincante car universels et intemporels.

D’innombrables adaptations théâtrales de Douze hommes en colère se sont succédé sur toutes les scènes du globe depuis plus de soixante ans, y compris en France2. L’intérêt du spectacle présenté par la compagnie du Petit Théâtre de Pain vient à la fois de la véritable réécriture de la pièce, créée en décembre 2014 à Anglet, dans une langue propre, actuelle et vivante de Stéphane Guérin et de sa mise en scène.

L’auteur place le huis clos judiciaire dans la France du XXIe siècle, dont les préjugés, les clichés, les poncifs contre les immigrés d’origine africaine, sont tous aussi puissants que ceux contre les latinos dans les États-Unis des années 1960 et contre les Tchéchènes dans la Russie du début des années 2000. Karim Bourdon, mineur adopté d’origine comorienne, est accusé de parricide, non sur la personne de son père comme dans les deux sources d’inspiration, mais sur ses grands-parents, avec un cutter de grande taille.

Le dramaturge se veut à la fois précis – la première scène évoque avec simplicité mais efficacité différents cas de figure peu connus du grand public3 du dernier tirage au sort des jurés le premier jour du procès – et précautionneux sur le terrain juridique en évitant les pièges ou les critiques qui auraient pu lui être faites : afin de maintenir le huis clos entre les neuf jurés, il évoque un projet pilote du ministère pour exclure les trois magistrats normalement présents en France4 aux côtés des jurés au moment des délibérations, et pour rendre nécessaire une décision à l’unanimité – alors qu’elle n’est pas requise5 – offrant plus de dramaturgie.

Avant d’en venir aux débats provoqués par le vote « non coupable » d’une jeune femme graphiste qui, comme l’architecte de Twelve Angry Men, aimerait que « l’on discute un peu » du cas de l’accusé qui risque la perpétuité, les notions de doute raisonnable et d’intime conviction sont pédagogiquement expliquées au juré vigneron qui ne saisissait pas ce que recouvrait un « doute insoutenable ». Derrière ce joli lapsus, se profilent toute l’histoire et la généalogie du jury d’assises, justice par les pairs créée à l’époque révolutionnaire et substituant le « bon sens » au seul raisonnement juridique. Ce bon sens dicte à la bien dénommée Justine, qui dit pourtant souffrir d’hypégiaphobie, de tout remettre en cause : les évidences, les preuves, les témoignages, les pressions médiatique, politique – avec la déclaration d’un député-maire donnant son avis « comme s’il était membre de la cour » et du procureur, la plaidoirie de l’avocat de l’accusé – « à peine sorti de l’école », qui « suait à grosses gouttes » et « bafouillait » – et même les expertises des psychologues. Elle interpelle ses alter ego d’un soir : « Cela ne vous dérange pas que l’on décide à votre place ? ».

Cette question est très importante et très novatrice par rapport aux autres adaptations de Douze hommes en colère, car elle apporte aux interrogations sur la recherche de la vérité, sur une meilleure justice, sur la fonction et l’intensité de la peine, un élément supplémentaire qui fait débat aujourd’hui en France et qui rejoint des réflexions qu’avait déjà menées André Gide dans ses Souvenirs de la cour d’assises parus en 19146, relatives notamment aux « rapports de force avec les magistrats professionnels »7 et partant à la question de l’impartialité et de la pertinence de cette justice non strictement professionnelle.

Tout en posant des questions graves, le texte plein d’humour qui fait souvent rire la salle, est excellemment servi par la mise en scène et la scénographie de Manex Fuchs et Georges Bigot qui distinguent cette production par son rythme original tranchant nettement avec les autres représentations qui veulent souvent, de manière plus ou moins heureuse, s’ancrer dans ce qui leur semble être la réalité. Les metteurs en scène de 9 n’ont pas la prétention – ou l’intention – d’être fidèles à la réalité. Au contraire, ils proposent des mises en situation décalées et font s’écrouler, non pas seulement le quatrième mur comme cela est devenu si courant dans le théâtre contemporain8, mais la notion même de quatrième mur. Ils ne se contentent en effet pas d’interactions avec le public – d’où les acteurs s’extraient dans les premières minutes, lors du tirage au sort avant le procès prononcé par une voix off. Le public fait partie du décor et entoure le huis clos, trois côtés sur quatre. Il n’existe donc plus qu’un seul mur, celui du fond de scène. L’idée est bien sûr de recréer la tripartition de l’espace judiciaire : une partie du public serait du côté du parquet, une autre de la défense et une autre encore de la partie civile. Cette concrétisation à rebours des analogies répandues entre procès et théâtre9 est très astucieuse. Mais elle est également déstabilisante parce que justement, on ne se trouve plus dans cette configuration au moment du délibéré. Cela revient à faire du public un voyeur, guettant les faiblesses des jurés qui se dénudent – au sens métaphorique – un à un pour mieux supporter cette expérience violente du jury d’assises.

Des décors d’une apparente sobriété – un distributeur d’eau, un portemanteau, de nombreux instruments de musique qui viennent imposer un rythme, avec quelques déplacements chorégraphiés, comme autant de respirations les différentes étapes de la délibération –, l’on retiendra plus particulièrement les deux longues tables et neuf chaises de bois blond sans cesse déplacées tout au long des 95 minutes de représentation – ce qui donne presque l’impression du déplacement d’une caméra – et une étrange porte placée en fond de scène, dont la hauteur et la forme font penser à une guillotine sans lame et par laquelle les jurés sortent à la toute fin du spectacle non sans avoir avant jeté un dernier regard sur leur salle de délibération – comme dans le film de Lumet –, étrange huis clos où l’intime conviction a finalement triomphé.

9, de Stéphane Guérin, mise en scène Manex Fuchs. Répétitions, Châtillon (92).

Eñaut Castagnet

Notes de bas de pages

  • 1.
    Rose R., Douze hommes en colère, L’avant-scène théâtre Poche, 2006. L’auteur – qui avait utilisé sa propre expérience de juré pour écrire sa pièce – a poursuivi sa réflexion sur le milieu judiciaire dans une série télévisée – The Defenders – au début des années 1960, dans laquelle jouent plusieurs acteurs du film de Sidney Lumet.
  • 2.
    L’adaptation ayant eu le plus grand succès populaire en France est celle de Meldegg S., avec Leeb M. au Théâtre de Paris en 2009-2010.
  • 3.
    La récusation des jurés tirés au sort – qui intervient le jour même du procès – et l’amende en cas de non-présentation.
  • 4.
    Composé de douze personnes en première instance, le jury compte trois jurés de plus (12 jurés et 3 magistrats) en appel (qui existe depuis la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes).
  • 5.
    En application de l’article 359 du Code de procédure pénale, depuis la loi du 10 août 2011 : « Toute décision défavorable à l’accusé se forme à la majorité de six voix au moins lorsque la cour d’assises statue en premier ressort et à la majorité de huit voix au moins lorsque la cour d’assises statue en appel ».
  • 6.
    Gide A., Souvenirs de la cour d’assises, Folio, n° 4842.
  • 7.
    V. à ce sujet, la très intéressante étude socio-anthropologique de Jellab A., Giglio-Jacquemot A., « Les jurys populaires et les épreuves de la cour d’assises : entre légitimité et interpellation du pouvoir des juges », L’année sociologique, 2012/1, p. 143-193.
  • 8.
    La notion de quatrième mur est cependant ancienne, puisqu’elle date de Diderot.
  • 9.
    V. par exemple l’analyse de Soulier G., « Le théâtre et le procès », Droit et Société, 1991, p. 9-24.
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