« L’intime conviction », acte I : le roman de l’inexistant article 353 du Code pénal

Publié le 23/02/2017

L’article 353 du Code pénal n’existe pas. Le romancier Tanguy Viel ne l’a pas inventé mais l’a choisi pour intituler son septième roman, renvoyant en fait au bien numéroté article 353 du Code de procédure pénale. C’est moins l’erreur de code dans le titre qui interpellera le juriste que la revendication de « l’intime conviction » par un juge, instrumentalisé par… le romancier, faisant ainsi échapper l’auteur d’un meurtre à une condamnation pénale. L’application plus classique de l’intime conviction dans les jurys d’assises sera observée le mois prochain dans Du droit dans les arts

« La loi ne demande pas compte aux juges des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve : elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite sur leur raison les preuves rapportées contre l’accusé et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : avez-vous une intime conviction ? ».

C’est cet article 353 du Code de procédure pénale dans sa rédaction applicable1 au moment – années 1990 – où se déroule le septième roman de Tanguy Viel, que le juge d’instruction lit à Martial Kermeur à la fin de ses auditions et du roman. L’utilisation de cet article interroge d’emblée, moins en raison de l’erreur de code présente dans le titre – mais pas dans le corps du texte –, conséquence d’une erreur de plume – peu probable – ou d’une décision éditoriale – plus vraisemblable –, que du choix de faire appel à cette notion dans ce temps procédural du livre et surtout en raison de la portée que lui attribue le romancier.

De manière générale, la matière juridique ne laisse visiblement pas indifférent Tanguy Viel. Dans tous ses courts romans, qui se situent presque essentiellement en Bretagne2, où les crimes sont fréquents, sans pour autant que le genre du polar soit celui qui qualifie le mieux ces suffocantes histoires qui sondent la part sombre d’êtres humains à l’apparente banalité, les personnages principaux ont toujours à se confronter à la police, la justice, aux métiers du droit – notaires, commissaires-priseurs… Tanguy Viel aime particulièrement les figures du droit, à grand renfort d’images populaires les représentant et de métaphores diverses. Ainsi dans son premier roman Le Black Note, se référant à la façon de parler du défunt autant aimé qu’haï, le narrateur parle de son « ton de magistrat, comme un arrêt de tribunal qu’il lançait comme on pouvait douter, ou se fatiguer quelquefois de voir l’espoir se dissoudre »3. Dans L’article 353 du Code pénal, Tanguy Viel dépasse sans la dépasser vraiment la description caricaturale tant de la figure du juge4 que des lieux de justice5.

Mais le plus important, le plus déroutant, le plus étonnant dans ce roman, c’est la manière dont l’auteur conçoit le rôle du juge lors de l’instruction. Imperceptiblement, le lecteur est face à un déplacement des rôles. Kermeur, l’accusé dont la culpabilité ne fait pas de doute – notamment en raison du récit du meurtre dès les premières pages du roman par l’intéressé qui n’entend d’ailleurs pas se « soustraire à la loi »6 –, est interrogé dans le bureau du juge, mais c’est lui qui semble dresser un réquisitoire, le réquisitoire de l’assassiné, Lazenec, l’escroc qu’il a passé par-dessus bord de son bateau et laissé se noyer dans l’eau froide, alors qu’il aurait pu et dû le poursuivre en justice7.

Le juge de l’autre côté du bureau, « de l’autre côté des lois, de l’autre côté des articles et des alinéas »8, semble comme éprouver un contre-transfert, au sens psychanalytique, à l’égard de l’accusé, souvent déstabilisé9 et incrédule jusqu’au terme de l’instruction. Alors qu’il est censé être un tiers impartial, exigence morale le transmuant en quelque sorte en « un être transcendant », selon la belle expression de Me Leclerc10, le juge semble moins chercher la vérité que défendre l’accusé – son double ? –, faisant fi des règles de droit et des faits, comme s’il voulait faire justice lui-même, alors qu’il est en charge de l’instruction. Il ne se contente pas de tordre ou d’interpréter les faits, mais les reconstitue faussement et sciemment – « Ça pourrait aussi être un accident »11 – pour faire échapper l’accusé, qui n’a pas nié le crime, à la justice12. En lui évitant un procès ou en tout cas une condamnation – certitude tirée du fait que l’on retrouve à la toute fin Kermeur faisant part de son soulagement en regardant la vue de sa cuisine –, le juge ne remplit pas son office de garantir l’ordre social, mais commet une faute professionnelle en empêchant le procès ou la condamnation d’un coupable…

L’invocation de la notion d’intime conviction, qui n’a aucun sens au stade de l’instruction, semble être une façon de « légaliser » aux yeux de Kermeur, qui n’est pas dupe, un artifice qui revient à « outrepasser le droit »13. L’interface de la psychologie et du droit qui a déjà été étudiée par des chercheurs14 est plus que jamais utile pour comprendre l’intention du juge et de l’écrivain…

En dépit des désaccords que certains lecteurs juristes pourraient éventuellement ressentir en lisant L’article 353 du Code pénal s’ils estiment que le romancier doit s’assurer de l’exactitude de tous les éléments de sa fiction15, l’on ne peut que les encourager à ne pas se priver de la lecture de cet auteur sombre et des étranges atmosphère et prosodie de son œuvre. À l’instar des autres artistes, l’écrivain a la liberté de présenter son propre imaginaire à ses lecteurs, quitte à le tromper ou à ce qu’il ne corresponde pas à la réalité factuelle ou scientifique du domaine dans lequel il aime évoluer. Espérons donc que dans son huitième roman, il n’abandonne pas son intérêt pour le monde du droit !

Notes de bas de pages

  • 1.
    La dernière modification de cet article, qui date de la loi n° 2001-939 du 10 août 2011 sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs, ajoute la question de la motivation de la décision.
  • 2.
    La disparition de Jim Sullivan (Éd. de Minuit, 2013) fait exception et est le roman « américain » qui se réfère le moins à des notions juridiques, à part la référence à la « limite légale (…) obtenue auprès du juge » à la suite du divorce du narrateur (p. 33).
  • 3.
    Éd. de Minuit, 1998, p. 107. Dans Paris-Brest (Éd. de Minuit, 2009), notaire, héritage, tribunal, avocat, procureur de la République ponctuent l’histoire de famille.
  • 4.
    « Pour un juge, il n’avait pas cette condescendance ou dureté ni tout l’attirail que je m’étais représenté le concernant, je veux dire, ni la barbe grise, ni l’embonpoint d’un quadragénaire, non, ce juge-là, il avait trente ans à tout casser et on aurait dit qu’il avait envie de m’écouter » (p. 16). Ce portrait tranche avec celui de L’absolue perfection du crime (Éd. de Minuit, 2001) dans lequel le juge lors de la reconstitution des faits cherche aussi à savoir « quel genre d’homme » est l’accusé, mais comme pour mieux le charger. La même dissemblance existe entre les deux romans quant à l’arrestation du coupable par la police : « tout s’est passé calmement. Ils ont usé des formules qu’on use dans ces moments-là » (p. 11) dans L’article 353 du Code pénal, à la différence de la fusillade échangée entre les forces de l’ordre et les braqueurs du casino dans L’absolue perfection du crime.
  • 5.
    Par exemple le bureau du juge : « Quinze mètres carrés qui nous accueillaient tous les deux, dans un palais de justice aux murs si défraîchis, au fond d’un couloir sombre » (p. 15), puis « la bibliothèque remplie de tous ces gros livres à couverture bordeaux ou lie-de-vin, les dizaines de codes civils ou maritimes… » (p. 82).
  • 6.
    Ibid., p. 11. Et : « Sans doute, j’ai l’âme assez coupable pour ne pas être surpris de voir la loi fondre sur moi comme une buse et déjà planter ses griffes dans mes épaules » (p. 10).
  • 7.
    Comme le juge lui fait tout de même remarquer : « Pourquoi vous ne vous êtes pas mis ensemble contre Lazenec ? » (p. 107).
  • 8.
    Ibid., p. 51.
  • 9.
    « (…) je crois que ça m’a fait peur, qu’un type censé représenter le calme et la froideur des lois, qu’il s’énerve et semble si émotif » (p. 79).
  • 10.
    Leclerc H., Un combat pour la justice. Entretiens avec Marc Heurgon, La Découverte, 1994.
  • 11.
    Ibid., p. 172.
  • 12.
    Alors que son fils a bien été dans le box des accusés et condamné à deux ans ferme « pour vandalisme aggravé, atteinte à la propriété et trouble de l’ordre public » (p. 161) pour avoir mis le feu aux bateaux du port.
  • 13.
    Ibid., p. 172.
  • 14.
    Esnard C., Grihom M-J., Leturmy L. (dir.), L’intime conviction : incidences sur le jugement des jurés et des magistrats. Régulations sociocognitives et implications subjectives, rapport final au GIP Droit et justice, 8 juill. 2015, 181 p.
  • 15.
    V. parmi les inexactitudes, celle sur l’acquisition d’une vente en l’état futur d’achèvement, citée par Dissaux N., in « Au nom du Code », D. 2017, p. 105.
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