Questions de Rhétorique : Ce que l’impossible « en même temps » nous dit de notre époque
Soutenir une chose et son contraire est devenu une habitude en politique qui semble ne plus gêner personne. Pourtant, c’est en principe une faute logique qui devrait discréditer celui qui tient ce type de discours ou adopte un tel comportement, nous rappelle Me François Martineau, auteur du Petit traité d’argumentation judiciaire*.
La sophistique publicitaire nous a habitués depuis longtemps à tolérer les messages contradictoires, ce qu’Aristote désignait sous le vocable d‘antiphasis, c’est-à-dire ces messages qui comprennent, en même temps, une affirmation et sa négation …
On ne peut affirmer A et non A ensemble
La publicité nous incite, ainsi, à parier, mais attire notre attention sur les dangers de l’addiction au jeu ; à boire, mais en nous mettant en garde contre les méfaits de l’alcool ; à acheter une automobile, mais dans le même temps à covoiturer ou à utiliser les transports en commun… Une grande marque de hamburgers vante-t-elle par voie d’affiches l’excellence de ses sandwichs, de ses frites bien trop riches ou de ses sodas trop sucrés qu’elle vous avertit, message inversé, qu’il convient de se garder de manger trop gras ! Dans le domaine publicitaire, la contradiction n’affecte pas l’efficacité du message ; elle permet d’en renforcer la licéité, en tournant les exigences réglementaires.
Mais dans un vrai débat public démocratique, cette contradiction pure, A et non-A affirmés ensemble, devrait être bannie, ou en tout cas rarement se rencontrer …
Or, ce qui se donne à voir en ce moment fait hélas présumer que la communication politique a rejoint sur ce plan la démarche publicitaire : de trop nombreux responsables, en effet, ne semblent plus craindre, ou même, se soucier de l’impression produite par des énoncés contradictoires dans leurs interventions ou dans leurs attitudes.
N’est-il pas contradictoire de siéger à l’Assemblée nationale après avoir été condamné pour violences conjugales et de se prévaloir, en même temps, du soutien des féministes ? N’est-il pas contradictoire de prétendre lutter contre l’oppression des femmes ou pour la diversité des genres et la liberté d’en changer, et de rechercher, en même temps, le vote de ceux-là mêmes dont la tradition culturelle et la religion combattent ces idées… N’est-il pas contradictoire de se prétendre républicain, alors qu’on refuse, en même temps et par avance, le jeu démocratique de la règle majoritaire, et surtout que l’on songe à utiliser d’autres méthodes que l’élection pour prendre le pouvoir ? N’est-il pas contradictoire de prétendre défendre les droits humains et d’avoir, en même temps, des comportements qui sont taxés d’antisémitisme et donc de racisme.
La présence d’une contradiction disqualifie un raisonnement…en principe
Dans une démocratie vigoureuse, la discussion politique, l’échange dialectique s’efforcent de mettre en lumière chez l’adversaire ses incohérences ou ses contradictions ; la présence d’une contradiction disqualifie, en effet, le discours ou la position argumentative qui la véhicule, au point de forcer le locuteur de bonne foi à en convenir et à renoncer à sa position.
Tel n’est plus le cas : aujourd’hui, les responsables politiques ne cherchent même plus à utiliser les procédés que la rhétorique mettait à leur disposition pour atténuer ou faire disparaître ces contradictions ou les incohérences de leur discours…Une telle capacité à assumer de pareilles contradictions constitue d’ailleurs ce que Sartre désigne sous le vocable de « mauvaise foi ».
Il semble donc que nous soyons entrés dans une de ces périodes historiques de glaciation de la raison où les mots utilisés dans la vie politique ont perdu leur sens, où le poids des idéologies, des parti-pris, des ambitions personnelles rend aveugle à l’incohérence. Pour flatter le peuple, les responsables se croient habilités à tout dire et son contraire, en même temps et dans le même moment, parce que cela ne semble plus avoir aucune importance. La corruption du langage et du débat public, l’amorphie devant la contradiction, la tolérance du corps social pour l’incohérence des discours qui lui sont présentés par les responsables politiques vont de pair, hélas, avec la corruption des institutions démocratiques autant qu’elles en sont le symptôme…
Dernier stade avant que la violence ne prenne possession de la ville…
*François Martineau – Petit traité d’argumentation judiciaire et de plaidoirie – 10e édition – Dalloz, décembre 2023.
Référence : AJU483388