Une soirée au Lucernaire
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L’angoisse du roi Salomon
Rentrée théâtrale 2018 et retrouvailles avec un théâtre familier et la perspective d’assister à des représentations de qualité. Nous avons choisi deux spectacles donnés au Théâtre rouge : à 19 heures, L’angoisse du roi Salomon et à 21 heures Vous avez dit Broadway. Le Lucernaire allonge la durée de spectacles ayant connu le succès ce qui fut le cas du premier au théâtre du Petit Saint-Martin au début de l’année, et du second au dernier festival d’Avignon.
L’angoisse du roi Salomon est le dernier roman de Romain Gary, publié en 1979, sous le pseudonyme d’Émile Ajar, dernière pirouette réussie, propre à berner les Goncourt et à annoncer gaillardement son suicide un an plus tard. Il s’agit d’une narration faite par Jean, un chauffeur de taxi assoiffé de culture et assidu des bibliothèques qui fait la connaissance d’un étrange personnage, Salomon Rubistein, 86 ans, ancien tailleur ayant fait fortune dans le prêt-à-porter. Philantrope, il entretient une association « SOS Bénévole », dont l’ambiance n’est pas sans rappeler celle du Père Noël est une ordure.
Autre personnage central du roman, Cora Lamenaire, une ancienne chanteuse réaliste qui a connu un certain succès avant-guerre et fut la grande passion de Salomon. C’est à cause de Cora que Salomon, juif en danger, n’a pas quitté la France. Il a vécu quatre ans caché dans une cave. Tombée amoureuse de Maurice, un agent de la Milice, Cora ne l’a pas dénoncé mais ne lui a jamais rendu visite, ce qu’il ne lui a pas pardonné. Comble de la complexité de cette période tragique : Jean ressemble physiquement à Maurice ce qui explique l’intérêt que lui a porté Salomon.
Jean raconte cette aventure à trois dont les épisodes hauts en couleur sont à l’image des deux protagonistes. Le texte est du Romain Gary « ajardisé », dont la verve foisonnante s’est popularisée et qui entraîne le lecteur, ici spectateur, dans une sarabande tragi-comique à l’humour corrosif. La solitude, l’angoisse de la mort et de la vieillesse, la cruauté des hommes, la rancune, le chagrin et la pitié, le pardon sont traités avec une truculence rabelaisienne. L’auteur explique qu’il s’agit d’un enchevêtrement d’histoires d’amour mais un amour « en général » bien éloigné des bleuettes sentimentales et une formidable leçon de vie. Jean parviendra à rapprocher les deux anciens amants et à leur donner une ultime joie de vivre et le presque nonagénaire transmettra à Jean le secret de l’éternelle jeunesse.
Il faut un comédien exceptionnel pour narrer ce conte moral et pour incarner l’ensemble des personnages. La prestation de Bruno Abraham-Kremer qui s’était déjà confronté à La promesse de l’aube est en tous points remarquable, aussi à l’aise dans la truculence que dans l’émotion délicate, mêlant jubilation et tristesse, faisant vibrer le texte, en sa complexité et force émotive sans aucune défaillance durant 1h30.
Vous avez dit Broadway
Vous avez dit Broadway, présenté comme une comédie musicale, est d’un tout autre genre sauf à retrouver la performance d’un one man show tout aussi remarquable. Formé au conservatoire de Bruxelles, comédien, chanteur, danseur, chroniqueur de radio, chorégraphe, Antoine Guillaume a touché à tout avec voracité et n’a plus rien de l’amateur de ses débuts. Avec la complicité de Michel Kacenelenbogen qui met en scène le spectacle, il est d’abord un conteur qui rappelle ses émois d’adolescent ébloui, lors d’un séjour de sa classe à Londres, par une représentation d’Oliver Twist et devenu un obsédé des comédies musicales, collectionnant les disques, les affiches, les billets, ne manquant aucune des nouvelles créations.
Ses connaissances le poussent à dresser un vaste panorama de l’histoire de la comédie musicale anglo-saxonne (avec desallusions aux minces expériences françaises qu’il égratigne) depuis ses origines qu’il fait remonter à L’opéra des gueux en 1728 et qu’il clôt avec les dernières productions Disney. 45 comédies musicales en 1h30, émaillées d’anecdotes, gracieusementsusurrées. Mais le conteur arrête régulièrement son récit, enfile prestement une succession de vêtements, posés sur des cintres, pour interpréter un extrait de la comédie musicale dont il vient de parler, élégante silhouette flexible, aisance, belle voix, énergie, aussi à l’aise avec Hammerstein qu’avec Gershwin. On est enseigné autant qu’entraîné. Une belle performance et la reconnaissance d’un milieu exigeant qui le conduira à reprendre dans quelques temps le rôle-titre d’Emcee dans Cabaret. Son show est accompagné au piano par l’excellente Julie Delbart, son Jiminy Cricket, l’expression de la musique qui trotte dans sa tête. Et l’on sort persuadé que la comédie musicale, loin d’être un art mineur, l’enfant pauvre de l’opéra, est un art à part entière, exigeant des artistes à la fois comédiens, chanteurs et danseurs, une discipline de fer et des moyens considérables, persuadé aussi que « la vie n’est pas assez musicale » et que si elle le devenait davantage, bien des querelles se noieraient dans un flot de mélodies.