Bienvenue à la revue Droit et littérature
Professeur de droit privé à l’université de Lille, Nicolas Dissaux est aussi un passionné de littérature. Passé par les classes préparatoires littéraires avant d’embrasser la carrière juridique, il a toujours cultivé, en parallèle, le goût de ces deux disciplines. « J’ai toujours tiré profit de la littérature dans mon travail de juriste », avance-t-il. Convaincu de la complémentarité de ces deux disciplines, il est désormais rédacteur en chef d’une revue annuelle, Droit et littérature, dont le premier numéro vient de sortir. Dans cet opus, les contributeurs reviennent sur le procès intenté à Flaubert lors de la parution de Madame Bovary, décryptent le mille-feuille législatif en convoquant Philippe Muray, analysent les nouveaux rapports humains, et donc légaux, à la lumière de l’œuvre de Houellebecq… Ce sommaire éclectique, mêlant des classiques à des auteurs confidentiels, tient son pari et parvient à intéresser autant les juristes que les amateurs de littérature. Pour Les Petites Affiches, Nicolas Dissaux revient sur la genèse de ce premier numéro.
Les Petites Affiches – Votre revue invite à penser ensemble le droit et la littérature, deux domaines que l’on n’a pas forcément tendance à associer…
Nicolas Dissaux – C’est surprenant en France. Étrangement, cela choque moins aux États-Unis, où l’on associe plus facilement les humanités et le droit. En 1925, un juge de la cour suprême américaine, Benjamin Cardozo, passionné de droit et de littérature, publie une conférence donnée à Yale, dans laquelle il propose d’examiner les jugements comme des œuvres littéraires. Il estime que les juges ont un style, qui révèle une manière de faire du droit. Leurs écrits méritent donc, d’après lui, d’être analysés comme une production littéraire. Un peu avant, un autre juriste américain, John Wigmore, avait dressé une liste de romans et de textes littéraires que les étudiants devraient lire pour être de meilleurs juristes. Chacun à leur manière, ces deux hommes ont posé les bases du mouvement « Droit et littérature » aux États-Unis. Cardozo invite à regarder le droit comme une littérature, Wigmore à voir le droit dans la littérature. En France, on a malheureusement encore trop tendance à voir la littérature comme un passe-temps un peu cuistre, réservé au loisir ou aux dîners en ville.
LPA – À quand remonte ce mouvement ?
N. D. – La fin du XVIIIe et le XIXe siècle marquent l’avènement du droit de la littérature. Le législateur s’intéresse à la propriété intellectuelle, au droit des auteurs… Mais en tant que discipline universitaire, le mouvement prend son essor aux États-Unis dans les années soixante-dix. La littérature s’invite alors dans de nombreuses universités de droit. En France, cela commence : il y a désormais quelques séminaires de « droit et littérature » organisés dans certaines facs ou à Sciences Po. Mais nous n’en sommes qu’aux débuts. Un frémissement. La revue que nous lançons s’inscrit dans ce mouvement et veut offrir un canal pour les études qui abordent les rapports entre droit et littérature de manière scientifique. Nous souhaitons jeter un pont entre les acteurs de ces deux disciplines très complémentaires.
LPA – Comment s’organise votre revue ?
N. D. – Nous avons un grand thème par numéro, décliné en cinq ou six contributions. Pour ce premier numéro, nous avons choisi de consacrer ce grand thème à la notion de responsabilité de l’écrivain. Ensuite, nous avons une rubrique « variété », plus libre, pour laquelle tous ceux qui le souhaitent peuvent envoyer des contributions1. Nous avons également un commentaire de texte, qui peut ressembler au commentaire composé tel qu’on l’enseigne dans les lycées. L’idée est de braquer le projecteur sur de grands textes (littéraires ou juridiques) et d’en faire la glose : travail partagé des juristes et des littéraires. Nous avons aussi un grand entretien avec un écrivain. Enfin, deux chroniques abordent le droit de la littéraire et une série de recensions tiennent l’actualité. Le tout pour une seule chose : donner envie de lire. Le comité scientifique de la revue est constitué de cinq personnes. Pour lancer l’aventure, j’ai sollicité des auteurs, mais depuis la sortie du premier numéro, je commence désormais à recevoir des propositions de contribution spontanées.
LPA – Quels sont les thèmes que vous pensez développer dans les numéros suivants ?
N. D. – Nous avançons pas à pas, et le choix des sujets se fait à l’intuition. J’aimerais consacrer un numéro à l’utopie, thème passionnant, tant du point de vue juridique que littéraire. Toutes les utopies ont pour objet de construire une meilleure société : il y a donc dans les utopies littéraires toujours des passages sur les règles de droit qui fonderaient cette société, et, en creux, une critique du système actuel… J’aimerais également consacrer, un jour, un numéro aux écrits juridiques, les appréhender avec les mêmes outils que ceux de la littérature. De nombreux jugements ont été analysés de la sorte, mais il n’y a pas encore eu beaucoup d’intérêt pour la doctrine, les manuels, les textes de lois… Pourtant, le style, ce n’est pas seulement l’homme ! Le style révèle une vision du monde et donc aussi une manière de faire du droit. Le style du Code civil n’est pas le même que celui du Code général des impôts. Contrairement au Code civil, qui est un texte relativement accessible, le Code général des impôts est très technique, à tel point que l’on peut se demander si ce n’est pas fait exprès… Il serait intéressant d’analyser les différents styles des textes de lois, de les comparer. Par ailleurs, il y a des figures de style dans la production juridique comme dans la production littéraire. On retrouve ainsi beaucoup de métaphores. L’usage de certains termes et de certaines formules mériterait que l’on s’interroge. Si vous prenez le droit des contrats, pourquoi par exemple évoquer un « vice » du consentement justifiant une « nullité » ? Pourquoi utiliser un mot aussi fort, aussi connoté, que celui de « vice » ? Les outils littéraires permettent de prendre de la distance, de remettre en question des choses qui paraissent évidentes et qui, pourtant, ne le sont pas.
LPA – La littérature permet donc de remettre en question le droit ?
N. D. – Évidemment ! Les grands auteurs ne se privent pas de le faire. Prenez Michel Houellebecq, qui restera indiscutablement comme un grand auteur de notre époque. Ses livres sont une critique au vitriol de la notion même de droits de l’Homme. Il passe son temps à la déconstruire, en montrant que la dignité humaine est un concept bien creux… À une autre époque, et d’une tout autre manière, Victor Hugo, avec Les Misérables, a ouvert la porte aux droits de l’enfant. Il a permis de voir des choses, a été source de droit. La littérature est pour le législateur, une richesse à utiliser.
LPA – Quel est l’intérêt de croiser ces deux disciplines ?
N. D. – Le droit a naturellement tendance à s’enfermer dans un technicisme desséchant. Il y a une hyperspécialisation des universitaires, de plus en plus de revues fragmentent le savoir… Or, le droit, ce n’est pas que des syllogismes, des enchaînements de raisonnements logiques. C’est donner des solutions concrètes aux problèmes de l’époque. La littérature, au contraire, permet de donner du corps aux réflexions des juristes. La littérature nous apprend à regarder ce qui se passe autour de nous puis à anticiper. Les romans de science-fiction et d’anticipation posent des questions juridiques. Le clonage, dont certains craignent qu’il ne se banalise un jour ou l’autre, posera des questions en matière de filiation. Eh bien elles sont déjà abordées dans des œuvres de fiction ! De la même manière, si l’on découvre une vie extraterrestre, cela posera des questions juridiques, qui sont, elles aussi, déjà évoquées dans certains romans.
LPA – Du côté des littéraires, quel est l’intérêt pour eux de comprendre le droit ?
N. D. – Le droit est parfois une infrastructure de la littérature. La propriété intellectuelle, la responsabilité civile de l’écrivain peuvent peser sur le processus de création d’une œuvre. Les Fables de la Fontaine, par exemple, n’auraient pas été écrites de la même manière si la censure n’avait pas existé. C’est pour contourner une règle de droit que l’auteur a eu recours à des animaux pour désigner les personnages de la cour. Le droit a ainsi fait naître un genre nouveau. Dans le premier volume de la Recherche du temps perdu, Proust évoque la tyrannie de la rime qui permet au poète de faire ses plus belles trouvailles… Le droit n’est certes pas une tyrannie mais certaines de ses pesanteurs peuvent expliquer la grâce de certains écrits. Et puis même : le droit permet de comprendre certaines œuvres. Si l’on prend l’œuvre de Balzac, certains romans, comme César Birotteau, qui raconte l’histoire d’une faillite, ne peuvent être pleinement compris que si l’on a des notions de droit commercial.
LPA – Si l’on vous suit, on devrait donc songer à enseigner la littérature en fac de droit…
N. D. – Oui, cela devrait à mon sens être obligatoire. Les étudiants manquent de culture juridique. On les incite à bachoter, mais cela ne suffit pas à faire de bons juristes. Au XVIIIe siècle, Henri François D’Aguessau, magistrat, a laissé une lettre à son fils dans laquelle il l’encourageait à étudier les Belles lettres pour devenir magistrat… La littérature, c’est se mettre à la place de quelqu’un d’autre. Cela affûte la qualité du jugement, développe l’empathie, étend le champ de vision. À ce titre, cela devrait faire partie de la formation des magistrats. Pour les avocats, c’est également très intéressant. Une bonne plaidoirie, c’est quelqu’un qui vous prend par la main et qui vous raconte une histoire. Il s’agit d’une mise en récit, et donc, déjà, de littérature !
LPA – Quels sont les auteurs les plus intéressants d’un point de vue juridique ?
N. D. – Il y en a tellement qu’il est difficile de vous répondre. On peut évidemment citer les grands classiques, tels que Racine, qui, dans Les plaideurs, fait une critique immortelle du droit d’agir en justice… ou Balzac, qui a fait du droit et s’en est beaucoup inspiré pour écrire La comédie humaine. Mais il faut également lire l’œuvre de nos contemporains. Emmanuel Carrère raconte bien le monde judiciaire. Dans d’autres vies que la mienne, parle très bien de l’activité du juge confronté aux problématiques de surendettement. Michel Houellebecq est, lui, un auteur très important de notre époque. Il aborde la plupart des problèmes auxquels le juriste est confronté : défragmentation du lien social, relations qui deviennent contractuelles dans tous les domaines, droits de l’Homme… Il est également pertinent sur le rapport au corps. Muriel Fabre-Magnan, professeur de droit à Panthéon Sorbonne, a consacré un ouvrage à la gestation pour autrui. Elle le commence en citant Michel Houellebecq et sa réflexion sur l’instrumentalisation des corps. Cela n’est pas un hasard ! Il n’y a pas que Racine et Antigone, on peut faire son miel de livres beaucoup plus confidentiels… Il faut butiner.