« Les dessins d’enfants peuvent compléter les témoignages d’adultes »
Que peuvent avoir en commun le monde de l’art et celui de la justice internationale ? En décembre dernier, la Cité des arts, à Paris, invitait à penser ensemble ces deux univers que rien, a priori, ne semble relier. À l’occasion des 70 ans du traité de Rome, cette petite institution située près de la Seine, dans le quartier du Marais, accueillait un cycle de conférences sur la Cour pénale internationale ainsi que deux expositions liées à l’acte de juger. L’une d’entre elles, nommée « Déflagrations », était constituée de 200 dessins d’enfants montrant dans un style à la fois naïf et précis la réalité des conflits armés. Cette exposition est le fruit d’un travail de fourmi mené par Zérane S. Girardeau. Commissaire de l’exposition, cette jeune femme veille depuis 2012 à consigner cette singulière mémoire de la guerre. Cette femme passionnée insiste sur la nécessité de faire une place à ces regards d’enfants, témoignages précieux, dont les sciences sociales, et notamment le droit, peuvent s’emparer. Rencontre.
Les Petites Affiches
Quelle est la génèse de l’exposition « Déflagrations » ?
Zérane S. Girardeau
Le projet a germé dans mon esprit en 2011, au début de la guerre en Syrie. Abreuvée d’images de cette guerre, j’ai craint de m’y habituer. J’ai commencé à l’écrire en 2012. Le résultat est cette exposition, dont l’ambition est de montrer un siècle de violence de masse dessiné par les enfants témoins, victimes ou acteurs des guerres. Le terme de violences de masse est une définition non académique qui regroupe guerres, crimes de masse et génocides. Pour monter cette exposition, j’ai vu quelques milliers de dessins. J’en ai sélectionné 200. Ces sources sont présentées de manière variée : l’exposition intègre de courtes séquences audiovisuelles, des contributions d’artistes, des textes d’écrivains, qui sont autant de pauses et de ponctuation dans ce parcours. Ces dessins ont aussi été rassemblés dans un livre préfacé par l’anthropologue Françoise Héritier, qui a été jusqu’à la fin de sa vie la marraine de ce projet.
LPA
Pourquoi avoir entamé ces recherches ?
Z. S. G.
La première intention était de rendre hommage à ces enfants dessinateurs, qui après le voisinage de la mort, vont reprendre les crayons et se mettre à dessiner pour nous livrer leur témoignage. Ce geste de création est fondamentalement un geste de vie et de survie. Un enfant dans un état de traumatisme extrême ne peut même plus dessiner. S’il dessine, c’est qu’il est prêt à rétablir un lien et à se réapproprier son histoire personnelle. C’est une étape fondamentale du soin. Nous sommes incapables de protéger ces enfants de nos guerres d’adultes. Ce serait bien, au moins, que nous soyons capables de recevoir ce qu’ils nous livrent. Je souhaite également montrer à quel point ces dessins sont signifiants et peuvent être des sources pour les sciences humaines et sociales : l’histoire bien sûr, mais aussi l’anthropologie, la psychiatrie, et même le droit.
LPA
Ces dessins sont, dites-vous, peu valorisés…
Z. S. G.
Ces productions enfantines sont en effet une source peu protégée et archivée. À partir de la guerre d’Espagne, des soutiens des Républicains ont commencé à utiliser le dessin d’enfant pour sensibiliser le reste du monde et lever des fonds pour les réfugiés espagnols. Pour cette raison, on retrouve de nombreux dessins sur cette guerre d’Espagne à la bibliothèque nationale de Madrid ou dans les Bibliothèques universitaires américaines. Mais c’est plutôt une exception. De manière générale, la société peine à envisager ces dessins comme des archives à part entière. C’est étonnant car la parole de l’enfant est aujourd’hui censée être prise en considération. D’après l’Unicef, 250 millions d’enfants grandissent aujourd’hui dans des zones de conflit. Ce ne sont pas que des victimes collatérales : plus de la moitié d’entre eux sont directement affectés par les violences. Ils sont au cœur de ces crimes de masse et sont même parfois, dans les crimes génocidaires, des cibles directes.
LPA
Que montrent ces dessins ?
Z. S. G.
Ces dessins nous donnent accès à des moments peu documentés des conflits. Les enfants dessinent la scène de la mise à mort, l’instant de l’exécution, le mode opératoire des attaques et des tueries de population civile : autant de moments très rarement gravés par un film ou un appareil photographique. On retrouve aussi des corps morts, abîmés, que l’on voit peu dans l’espace médiatique. Ces scènes sont souvent relatées de manière extrêmement précise. Chaque dessin nous invite à réfléchir sur nos représentations de la violence. Ce ne sont pas des images pleines, saturées d’informations comme on peut en voir tous les jours. Nous sommes au contraire face à des images qui ont une composante énigmatique et qui convoquent nos imaginaires personnels. Nous sommes mis au travail devant ces images.
LPA
Dans quel cadre sont-ils réalisés ?
Z. S. G.
Certains dessins sont faits dans le cadre d’ateliers organisés par des ONG. D’autres sont faits dans les écoles. D’autres encore dans le cadre d’accompagnement en santé mentale. Il ne faut pas perdre de vue que pour chaque dessin, l’enfant était à côté de quelqu’un qui lui a donné du papier et des couleurs, et lui a sans doute aussi dit quelques mots susceptibles de l’orienter dans une direction plutôt que dans une autre. Un enfant ne dessine pas de la même façon avec un artiste, un psychologue, un psy, ou quelqu’un de sa famille, car il sait sans doute que ces personnes n’attendent pas la même chose. Mon rôle est de remettre toutes les informations qui ont pu m’être données sur le contexte de la réalisation des dessins : année, lieu, âge de l’enfant, commentaires éventuels de ceux qui l’ont accompagné. Tous ces éléments comptent. Ils nous sont difficilement accessibles quand on travaille sur des dessins d’archives, des décennies plus tard.
LPA
Comment ces dessins arrivent-ils jusqu’à vous ?
Z. S. G.
Je lis beaucoup pour savoir qui a pu s’intéresser à ce sujet des enfants dessinateurs. Je consulte des spécialistes, rassemble des archives. C’est une veille compliquée, car elle se fait sur plusieurs continents, plusieurs époques, dans plusieurs langues. Pour certaines pages d’histoire nous avons énormément de dessins, pour d’autres, rien. Lorsque ces dessins concernent des guerres anciennes, telles que la Seconde Guerre mondiale ou la guerre d’Espagne, beaucoup de sources ont déjà été identifiées par des travaux d’historiens et ont rejoint le fonds de musées ou de bibliothèques nationales. Pour la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale, c’est beaucoup plus complexe car il est très rare que les archives soient déjà dans des institutions. C’est alors souvent la démarche d’une personne isolée, et non d’une institution, qui permet de consigner les dessins. On en trouve trace dans des livres presque disparus. Pour la guerre d’Algérie, j’ai découvert dans un livre édité par une toute petite maison d’édition qu’un instituteur algérien avait encore en sa possession des dessins d’enfants extrêmement fragiles…
LPA
Et pour les conflits récents ?
Z. S. G.
Pour les conflits récents, nous avons le soutien du Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés ou d’ONG comme MSF ou l’Unicef qui nous mettent en contact avec leurs équipes de terrain et nous font parvenir des dessins. Parfois, dans ces dessins, il n’y a aucune représentation de massacres. Il y a aussi beaucoup de dessins de rêve : de la vie d’avant, de la maison d’avant, de soleil et de petites fleurs. Et puis, au milieu de tout cela, va être soudain déposée la scène traumatique. Des enfants peuvent être dans une souffrance blanche, c’est-à-dire sans signe apparent, mais porteur d’un traumatisme difficile à déceler que le dessin va révéler. Pour tous ces conflits récents, que ce soit au Yémen, en Syrie, en Birmanie, il faut protéger l’identité des dessinateurs, car ils peuvent être en danger pour avoir dessiné, faire l’objet de représailles si ces dessins venaient à être diffusés. Il arrive que les enfants signent directement de leur prénom sur la feuille du dessin. Nous effaçons leur nom.
LPA
Ces dessins, réalisés sur des temps et des lieux différents, ont-ils des points communs ?
Z. S. G.
Le langage graphique a pour moi une magie. Au-delà des temps, des territoires et des cultures, un enfant auquel vous donnez des crayons et du papier se met à dessiner. C’est un geste instinctif et universel. Ce dessin évolue en fonction de l’âge et du contexte culturel. Quand vous êtes devant des centaines de dessins, instinctivement, vous les rapprochez. À travers les âges, les cultures et les continents, on retrouve les mêmes signes graphiques pour signifier l’effroi : les yeux exorbités, la bouche qui disparaît. L’enfant, par son dessin, nous ramène à ce qui nous est commun.
LPA
Ont-ils un intérêt spécifique pour les juristes ?
Z. S. G.
On commence tout juste à interroger les liens entre dessins d’enfants et monde de la justice pénale internationale. C’est, je pense, une vraie piste de réflexion à développer. Je ne suis pas juriste, mais la justice, me semble-t-il, c’est aussi la prise en considération de tout l’impact physique et psychologique des victimes. Or les enfants, dans leurs dessins, nous livrent l’intensité de cette expérience traumatique, des atteintes portées au corps et au psychisme. Ce qui m’intéresse, dans cette utilisation des dessins par la justice internationale, c’est que cela ouvre aussi des perspectives d’actions.
C’est stimulant de penser que si on arrive à rassembler un corpus de dessins sur un conflit en cours, ils pourraient rejoindre les dossiers du procureur si la CPI venait un jour à ouvrir une enquête. Je suis prudente sur ce point, mais dans ces guerres qui se jouent sous nos yeux, protéger les dessins d’enfants, c’est peut-être un espoir qu’ils soient un jour pris en compte dans une procédure de justice pénale internationale.
LPA
La CPI s’est-elle déjà appuyée sur des dessins d’enfants ?
Z. S. G.
Cela s’est vu à ma connaissance une seule fois. Dans le cas du Darfour, plus de 500 dessins d’enfants fournis par l’ONG « Watching Peace » ont été pris en compte par la CPI. Ils ont rejoint les dossiers du procureur comme des éléments de preuve. Je ne dis surtout pas que ces dessins ont un statut de preuve, car chaque dessin est un récit profondément personnel et intime, lié à la culture de l’enfant, à son environnement, à toutes ses possibles influences. Dans un cas comme le Darfour, c’est cependant une vraie piste d’étude. Il y a 500 dessins, faits à des endroits différents, avec des répétitions des mêmes modes opératoires, des descriptions des armes lourdes très précises. Cette récurrence nous rapproche de la notion de témoignage au sens juridique. Je n’en dirai pas plus car j’ai envie de laisser ces dessins assez libres…
LPA
Vous avez travaillé avec un juriste…
Z. S. G.
J’ai travaillé en collaboration très étroite avec Olivier Bercault, avocat international spécialiste des conflits armés. Je suis arrivée à lui car j’avais vu au cours de mes recherches qu’il s’était intéressé au dessin d’enfant lorsqu’il travaillait au Darfour. Je l’ai contacté et il est immédiatement rentré dans l’équipe. Son témoignage est passionnant. C’est quelqu’un qui a l’habitude de récolter les témoignages des adultes. Comme il n’y a aucune photographie de ces scènes, il dit qu’il doit les imaginer. Il dit qu’en regardant ces dessins d’enfants, il a vu ces images manquantes. Pour un juriste, ces dessins peuvent être des compléments des témoignages parlés des adultes.
LPA
Avez-vous des approches différentes des dessins ?
Z. S. G.
On a deux façons très différentes de regarder les dessins. La mienne est avant tout graphique. Lui va en revanche très rapidement identifier le processus d’attaque, les armes utilisées. Il arrive à voir sur ces dessins des subtilités entre différents fusils d’assault, différents types d’hélicoptères… Autant de choses que je suis incapable de voir ! Chaque discipline va voir des choses différentes dans ces dessins. C’est ce croisement de regards qui est intéressant. Il permet d’enrichir la lecture.
LPA
Parvenez-vous à documenter toutes les zones de conflits ?
Z. S. G.
Il y a énormément de recherche qui n’ont abouti à rien. J’ai eu beaucoup de mal à trouver des sources sur le Cambodge, l’Asie pendant la Seconde Guerre mondiale, le génocide arménien. Elles existent certainement, mais il faudrait aller sur place, parler les langues de ces différents pays, les arpenter pour peut-être un jour tomber sur une archive personnelle. Au Yémen non plus, je n’ai réussi à rien. Sept ou huit dessins sont passés entre mes mains. Ce n’est rien au regard de ce qui s’y passe depuis trois ans. Les ONG ont d’autres priorités que de conserver des choses dessinées ici et là par des enfants…
LPA
Allez-vous poursuivre ces recherches ?
Z. S. G.
Je le souhaite, mais j’aurais pour cela besoin d’être soutenue par des institutions. Ce projet a rencontré beaucoup d’adhésion d’intellectuels, d’artistes, d’écrivains, de personnes des ONG et des institutions internationales. L’Unicef et le HCR sont ainsi deux partenaires très forts de notre projet. Je manque en revanche de soutien institutionnel et financier. Aller sur le terrain après les guerres et crimes de masses, travailler avec les ONG auprès des enfants qui dessinent, identifier, enregistrer, photographier et contextualiser les sources : tout cela a un coût. Dans ces guerres qui se jouent aujourd’hui, si on ne protège pas ces dessins, ils vont se perdre à jamais.