MA. Frison-Roche : « Le parquet européen est un apport considérable au droit de la compliance »

Publié le 11/06/2021

Né officiellement le 1er juin dernier, le parquet européen est une véritable révolution en ce qu’il montre qu’on peut créer une justice sans état, de la même manière qu’on avait créé une monnaie avec l’euro. C’est aussi un renfort inespéré pour la compliance. Les explications de  Marie-Anne Frison-Roche, professeur de droit de la régulation et de la compliance.

MA. Frison-Roche : "Le parquet européen est un apport considérable au droit de la compliance"
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Actu-Juridique : Dans un article publié sur LinkedIn, vous vous félicitez de la création du parquet européen. Ce parquet semble à même de renforcer la lutte contre la délinquance économique, mais n’est-ce pas étrange un parquet sans État ?

Marie-Anne Frison-Roche : C’est même révolutionnaire. Traditionnellement le ministère public était conçu comme le bras séculier du régalien, le corps indivisible par lequel l’État concrétise sa conception de l’intérêt général. La mise en place concrète officielle le 1er juin 2021 du parquet européen à Luxembourg montre qu’il est possible de raisonner autrement. Il n’y a pas d’État européen et pourtant il y a un parquet européen en charge de poursuivre et d’enquêter sur les comportements transfrontaliers portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union. Il ne s’agit pas seulement d’une coopération interétatique mais d’une véritable action européenne relayée, dans chaque Etat-membre ayant accepté le système, par des procureurs européens délégués. Ce passage de l’interétatique à  l’action directe est une révolution, de l’ordre de celle de la création de l’euro. Pour cela, l’on a créé une monnaie, instrument souverain, alors que l’Europe n’est pas un État.  L’on assiste par d’autres voies, plus discrètes, à la même étrange construction, d’une justice qui engendre une « institution judiciaire » (car le Parquet européen est ainsi qualifié) qui va exiger d’une façon autonome la concrétisation de l’intérêt général.  On a fait naitre un instrument de souveraineté dans une Europe qui n’est pourtant pas étatique.

Actu-Juridique : Vous estimez que c’est un grand progrès pour la compliance, pourquoi ?

MAFR : Le champ de compétence de ce nouveau parquet est très large puisqu’il vise toute atteinte aux intérêts financiers de l’Union. Son action est directe, via ces procureurs européens délégués, sorte de  capteurs d’information qui agissent ensemble et se saisissent de comportements transfrontaliers. On ne passe plus par-dessus les frontières : elles sont tout bonnement effacées, comme dans une hypothèse de « justice pénale unique ».  Parmi les modalités effectivement sanctionnées parce que portant atteintes aux intérêts financiers de l’Union, la France a obtenu que soient visés la corruption et le blanchiment d’argent. Il faut souligner que la personnalité choisie pour être la première procureur européen est la procureure qui en Roumanie s’est illustrée en poursuivant des personnalités publiques pour fait de corruption. Ainsi la corruption, comme le blanchiment d’argent, vont être poursuivis efficacement. Les autre institutions européennes se renforcent dans la même fin. L’European Banking Authority (EBA)  va étendre son pouvoir d’obliger à des contrôles, des audits et des alertes en matière de blanchiment non seulement les banques mais tous les opérateurs de paiement. Cela converge avec le déploiement de pouvoirs ex ante pour prévenir, détecter et éliminer ces fléaux systémiques, ce qui est l’enjeu du Droit de la Compliance. Ces afflux d’informations venant, de grè ou de force, des entreprises vont faciliter et accroitre l’action ex ante du nouveau parquet européen.

Actu-Juridique : Pourquoi ex ante ? La justice intervient en principe ex post ?

MAFR : Un procureur n’est pas un juge. Le procureur est un personnage-clé dans le Droit de la Compliance, notamment parce qu’il peut conclure des accords avec l’entreprise pour arrêter la poursuite en échange d’engagements pour l’avenir (en France, la convention judiciaire d’intérêt public). Par l’obtention de ces engagements pour l’avenir, le procureur exerce donc un pouvoir ex ante et agit pour l’avenir. Il est le personnage qui correspond le mieux à la compliance qui vise le futur pour obtenir qu’une crise ne survienne pas du fait de comportements systémiquement dommageable. C’est pourquoi je pense qu’implicitement mais nécessairement les procureurs européen nationaux, voire parquet européen, pourront faire des accords transactionnels de compliance.

Actu-Juridique : Il y a quand même une limite, c’est la souveraineté des États qui peuvent refuser ce parquet….

MAFR : En effet, une poignée d’États ont opposé un refus, dont la Pologne. Plus étonnant, le Danemark ne veut pas non plus accueillir cette avancée de l’Etat de Droit. Peut-être est-ce un effet de l’affaire Danske Bank, dans laquelle la première banque danoise dut rendre des comptes sur des faits de blanchiment d’argent, imputables à sa filiale estonienne, alors qu’elle se prévalait de la méconnaissance qu’elle en avait. La question de l’obligation structurelle de vigilance est centrale en droit de la compliance et les condamnations successives l’ont frappée.

Mais il y a en effet une limite plus complexe liée à la notion même de souveraineté.  Le heurt est en train de se formaliser sous nos yeux. En effet, dans sa décision du 5 mai 2020, mondialement commentée, la Cour constitutionnelle allemande a refusé d’appliquer une décision de la CJUE relative à un rachat d’actifs par la BCE. Le 5 juin 2021, la Commission européenne déclenche une action en manquement contre l’Allemagne de ce fait en évoquant la « primauté » du Droit de l’Union.

Les deux ont raison en ce qu’elles expriment deux conceptions de la souveraineté. La solution constitutionnelle allemande s’ancre dans la conviction que la souveraineté revient au peuple, qu’il n’existe pas de peuple européen. La position européenne pourrait se justifier si elle peut se prévaloir, non pas d’une hiérarchie mécanique, mais bien d’une « souveraineté ». Or, ce « parquet européen » au nom de quoi va-t-il agir si puissamment ? Si cela n’est que pour défendre l’argent de l’Union, alors la position allemande est plus forte. Si c’est pour lutter contre la corruption et préserver la liberté des êtres humains, par exemple en matière d’information, alors il agit pour un intérêt général européen, une Europe souveraine, qui est en pleine construction. Sa position est alors plus forte. D’ailleurs, le « peuple européen » pourrait bien être le projet même du Droit de la Compliance, « but monumental » s’il en est.   Depuis toujours, l’Europe a été humaniste, c’est cette croyance en la personne humaine qui donne à l’Europe son unicité, notamment entre ce qui fut le dualisme aujourd’hui dépassé puisque la Cour de Justice n’est pas le simple gardien du marché mais le gardien de l’Etat de Droit et des droits fondamentaux.

Actu-Juridique : Revenons à la compliance, en quoi va-t-elle gagner  en efficacité ?

MAFR : La mise en place du Parquet européen est un apport considérable au Droit de la Compliance parce que des procureurs européens délégués vont pouvoir agir dans tous les États qui ont accepté leur présence, sous la direction du Parquet européen mais à l’échelle de l’Union.  Rien que cela va inciter les entreprises à être plus vigilantes. En outre, ces procureurs européens sont dotés d’importants pouvoirs que l’on distinguait classiquement, puisqu’ils vont à la fois poursuivre et instruire. Ainsi c’est le même qui va poursuivre et mettre en examen. C’est donc la violence du Droit pénal, sa force, qui est avant tout recherchée. L’on retrouve l’archaïsme du Droit de la Compliance

Actu-Juridique : Un parquet sans Etat, des procureurs tout puissants, la fin de la distinction entre poursuite et instruction…tout ceci semble faire peu de cas des droits de la défense !

MAFR : En matière de compliance, ce sont surtout les entreprises qui deviennent leurs propres procureur et juges  puisqu’on leur demande d’enquêter en leur sein pour détecter d’éventuelles infractions et d’en informer les autorités publiques. Cela peut heurter un juriste classique et il faut effectivement s’opposer à un Droit qui ne serait guidé que par la considération de l’ «efficacité » car celle-ci n’est qu’une méthode : elle ne doit jamais être confondue avec un principe substantiel et ne saurait fonder une matière. Il faut donc développer des principes procéduraux nouveaux et notamment, plutôt que de se plaindre et de désigner l’autre comme l’auteur des catastrophes, inventer par exemple un nouveau système probatoire. En effet le Droit de la Compliance requiert un système probatoire affiné, par exemple face à cette nouvelle sorte de parquet. Or, la maîtrise de la preuve est assez peu transmise à l’université et sans doute notre système procédural mérite d’être repensé, pour que les droits de la défense y soient préservés, alors même que le Droit de la Compliance exige de l’entreprise qu’elle constitue des preuves contre elle-même.   Là encore, ce sont les Cours constitutionnelles qui déterminent ce qui doit être placé en premier. Mais ne faut-il pas nous concentrer et nous allier pour inventer des termes, des qualifications et des raisonnements nouveaux pour rendre compte de tout cela ?

 

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