Assises de Nanterre : L’émouvante dernière plaidoirie de Me Henri Leclerc

Publié le 01/12/2020

Samedi 21 novembre, Palais de justice de Nanterre. La Cour d’assises s’apprête à entendre le réquisitoire et les plaidoiries dans le procès de Julien C. accusé d’avoir voulu immoler sa petite amie.  L’instant est grave : l’accusé risque une très lourde peine. Mais pour le monde judiciaire, le moment est aussi historique : c’est la dernière affaire criminelle que plaide Henri Leclerc, 86 ans,  avant de raccrocher la robe. 

Assises de Nanterre
Salle d’assises à Nanterre (Photo : P. Anquetin)

« Il avait chosifié Stéphanie* ; elle voulait respirer ». C’est ainsi que l’avocat général de la cour d’assises des Hauts-de-Seine résume la relation entre Julien C*. et Stéphanie. A* avant l’accident de la route qui s’est déroulé en novembre 2007. Monsieur C. est accusé d’avoir volontairement projeté la voiture contre un arbre, puis d’avoir versé de l’alcool à brûler sur sa petite-amie, et de l’avoir enflammée. Elle a survécu à ses blessures. On arrive au terme des deux semaines de procès.

« Il avait besoin de Stéphanie et elle était ailleurs »

L’accusation se fonde essentiellement sur le mobile : la possession, la jalousie. L’avocat général s’attache à livrer une analyse complexe de ce mécanisme dans cette histoire particulière. A partir des témoignages des proches, il suggère d’abord le portrait d’un homme suicidaire, ou du moins qui recourt au chantage au suicide. Il voit sa compagne prendre ses distances, et plus elle s’éloigne, plus il tente de la contrôler, en la faisant par exemple surveiller par une collègue.

Pour l’accusation, deux éléments déclenchent le passage à l’acte : Monsieur C. doit subir un examen médical « majeur », il craint un diagnostic défavorable. Et Monsieur C. apprend que sa compagne a un flirt. « Ainsi, il avait besoin de Stéphanie, et elle était ailleurs ».

Elle a même l’intention de passer la nuit avec l’autre garçon. Monsieur C. en reçoit la confirmation par un appel de la collègue espionne à 20 h 22. L’avocat général en est persuadé : « C’est cet l’appel qui provoque la crise ». Monsieur C. achète la bouteille d’alcool à brûler, passe récupérer Stéphanie à son travail, tente de la dissuader de se rendre à sa soirée, mais elle persévère.

« Le feu ne peut pas être accidentel »

Parmi les éléments de la préméditation, il y a l’itinéraire choisi pour conduire Stéphanie à son rendez-vous, plus long que nécessaire. Il y a le déroulé de l’accident. Le magistrat cite la déposition de la victime : « On roulait à faible vitesse. Il est resté statique jusqu’à l’arbre. Je voulais sortir, je lui ai dit : fais quelque chose. Il m’a dit que ça ne servirait à rien, que les portières ne s’ouvriraient pas. »

L’avocat général balaie les expertises qui ne sont pas concordantes. « Le seul moyen de savoir si c’est volontaire ou pas, c’est dans l’âme de Julien C. qu’il faut le chercher, pas dans un débat d’experts. Et c’est l’incendie qui fait que ce sera une tentative d’assassinat ou pas. »

Sur l’incendie, il reprend les versions successives de l’accusé pour montrer qu’elles sont toutes incompatibles avec les constatations. Il insiste sur le fait que la victime est brûlée à l’arrière du genou. « L’alcool est projeté quand elle est debout. » dit-il, avant de conclure : « tout ce que je vous demande de retenir c’est que le feu ne peut pas être accidentel. »

Vient ensuite la séquence des secours. Le magistrat énumère les allers-retours de l’accusé, qui aurait cherché une bouteille d’eau, puis une couverture, puis l’extincteur… « Elle était seule en flammes. Cette brûlure a duré longtemps, elle a été brûlée au 4e degré, c’est carbonisé. » Quand au blouson « il a été mis sur la tête de Stéphanie au moment où il n’y avait plus de flammes ».

Enfin il y a l’hôpital, quand Julien dit à Stéphanie : « De toute manière, telle que tu es, personne ne voudra de toi ». La phrase appelle d’ailleurs une interrogation qui n’est posée ni par l’accusation, ni par la défense : et si l’accusé avait voulu la défigurer ?

Pour l’avocat général, il n’est plus temps d’hésiter, « c’est un féminicide. Même s’il a échoué, elle est restée sa chose ». Il demande de retenir la tentative d’homicide volontaire et la préméditation, il demande pour Monsieur C. 20 ans de réclusion criminelle.

Vient le moment ultime, celui de la défense. Deux plaidoiries, deux styles : celle de Norma Jullien Cravotta, limpide, méthodique, imparable, et celle de Henri Leclerc, passionnée, personnelle, mélancolique.

« Pourquoi aurait-il tenté de la secourir ? »

« Vous ne pouvez déclarer coupable cet homme que si vous avez la certitude de deux choses. Avait-il l’intention de tuer Stéphanie ? La preuve certaine de sa culpabilité a-t-elle été apportée ? »

L’avocate prend à contre-pied les démonstrations de la partie civile et de l’avocat général : elle part de l’accident, et non du couple. Et elle soutient qu’au cours de l’accident, Monsieur C. a tenté de sauver Madame A. Il répète depuis treize ans et c’est la pierre angulaire de la plaidoirie : « S’il avait eu une intention homicide, pourquoi aurait-il tenté de la secourir ? Avez-vous des éléments pour dire qu’il ne l’a pas fait ? » Elle insiste sur cinq éléments « acquis et certains ». Il a tenté d’utiliser l’extincteur. Il a utilisé son blouson. Tous les vêtements de Stéphanie étaient imbibés d’alcool mais tous n’ont pas brûlé parce qu’il a volontairement éteint les flammes. Les témoins arrivés sur les lieux l’ont vu « faire des gestes comme un fou » et « tapoter le dos » de la victime. Enfin l’enregistrement de l’appel aux pompiers montre que Monsieur C. demandait qu’on prévînt les secours.

Si l’accusation s’appuie sur la séparation du couple, c’est « parce qu’on est incapable de prouver que Monsieur C. est coupable », dit l’avocate. Sur la raison de l’accident, sur la cause de l’incendie : aucune certitude. Il reste donc le mobile.

Pour le désamorcer, Me Jullien Cravotta s’appuie sur l’ordonnance de non-lieu de 2017 ainsi rédigée : « Il pouvait y avoir un mobile si Monsieur C. craignait qu’elle ne le quitte. Toutefois l’existence d’un mobile ne suffit pas à caractériser un assassinat. »

« On vous demande de juger un homme pour un crime dont l’accusation n’a pas été capable d’apporter les preuves » assène encore Norma Jullien Cravotta, avant de passer la parole à son illustre confrère.

Et soudain résonne la voix triste et grave d’Henri Leclerc

Les treize jurés, les quatre magistrats, huissiers et greffiers, policiers et journalistes, les 22 personnes du public – le président les a comptées pour démontrer la publicité des débats – sont tout ouïe. Ils assistent aujourd’hui à la dernière plaidoirie de Me Henri Leclerc devant une cour d’assises. Le moment a quelque chose d’historique, mais l’enjeu pour l’avocat n’est pas là. Il faut défendre un homme qui joue sa vie. Et pour cela, Me Leclerc n’hésitera à mettre sa carrière dans la balance, et de sa voix triste et grave, faire entendre son émotion :

« Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la cour et du jury…
Au XVIIe siècle un grand magistrat, le président à mortier Lamoignon qui présidait le Parlement de Paris, a dit : « Parmi tous les maux que peut connaître la justice, il n’en est de pire que de condamner un homme qui n’est pas coupable. » Je dois vous dire qu’au mois de juin dernier, quand je suis revenu de Pontoise, le cœur gros, j’étais obsédé par cette idée.

Oh je ne suis pas un jeune avocat, vous l’avez bien compris… Dans quinze jours, il y aura 65 ans que je porte cette robe, de tribunaux en tribunaux, pour défendre beaucoup de coupables, beaucoup de coupables ! Et simplement espérer qu’ils soient jugés comme des hommes. Et aussi quelques innocents… Rarement j’ai eu comme cette fois la conviction qu’un innocent avait été injustement condamné (…)

Je viens devant vous aujourd’hui, malgré les faiblesses physiques que je sens venir, en ne vous voyant pas très bien : d’une part parce que ma vue a baissé, d’autre part parce qu’avec vos masques, je ne vous vois pas Mesdames Messieurs les jurés. Je sais que vous êtes conscients de vos responsabilités. Je veux m’adresser à chacun de vous, chacun de vous ! Sentez bien que je considère que chacun de vous est responsable (…)

Certes, nous avons une affaire horrible ! Certes nous avons une accusation effroyable ! Un homme qui a, qui aurait condamné sa femme par immolation ! On voit Stéphanie, on voit sa souffrance. Et certes, nous avons de l’affection pour elle. Mais vous avez juré de n’écouter ni la haine, ni l’affection… Ce n’est pas parce que les accusations portées contre Julien C. sont horribles, que pour autant il est coupable… Comme si d’une certaine façon, il fallait réussir à se débarrasser de ce poids qui pèse sur nous (…)

L’intime conviction, ce n’est pas une idée, ce n’est pas un ressenti, c’est une certitude que la personne est coupable. Pour moi Julien C. ne l’est pas. Ce qu’on lui reproche n’est pas possible. Il n’est pas possible de considérer que cet homme est le monstre que l’on décrit. (…)

Quelques fois je m’inquiète : j’ai voulu et j’ai tenu à plaider cette affaire, à 86 ans avant de m’arrêter, parce que je me sentais responsable de ce qu’il s’était passé à Pontoise, et je trouvais que ce n’était pas possible d’envoyer cet homme pendant 20 ans en prison. 20 ans ! En prison ! »

« Les preuves ! Les preuves où sont-elles ? »

Pendant une heure le défenseur revient sur les éléments du dossier. Il surligne les arguments exposés par sa consœur : l’extincteur pour sauver Stéphanie, les doutes sur la projection d’alcool, sur l’inflammation, dont « on ne sait comment et dans quelles conditions » elle a lieu. « Celui qui dit que cet homme est froid, celui-là ment ! » accuse Henri Leclerc.

Enfin, semblant parfois refouler un sanglot : « Lequel d’entre vous aujourd’hui peut dire : « je suis sûr que cet homme a tué sa femme » ? Si vous le faites, moi je prendrai ma retraite la mort dans l’âme. C’est la dernière fois que je parle dans une cour d’assises. En 65 ans, je n’ai jamais été aussi certain qu’une décision de condamnation serait une injustice majeure » se désespère l’avocat, juste avant de clamer : « Les preuves ! Les preuves, où sont-elles ? »

Il en a fini, il se rassoit, livide et malheureux, comme terrassé par le doute de n’avoir su convaincre.

Le verdict tombera après douze heures de délibération, dans la nuit, à 3 heures : Julien C. est reconnu coupable de tentative d’homicide. Avec préméditation. Il est condamné à 20 ans de réclusion criminelle.

 

Si vous avez manqué les précédents épisodes :

*Aux assises de Nanterre : « Les débats ne sont pas publics » dénonce Me Henri Leclerc

*La victime veut comprendre pourquoi elle a brûlé

*Julien C. nie jusqu’au bout avoir voulu immoler sa petite amie