Blasphème : l’insulte à la religion est tolérée, l’injure aux croyants non

Publié le 21/10/2020

A la suite de l’assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty vendredi 16 octobre, il apparait nécessaire de rappeler que le blasphème n’existe pas en droit français. Cependant, si l’on peut critiquer librement la religion, on ne saurait insulter les personnes à raison notamment de leurs croyances religieuses.  Evan Raschel, professeur à l’université Clermont-Auvergne, Droit privé et Sciences criminelles, nous explique comment raisonnent les juridictions sur ces questions sensibles. 

Blasphème : l'insulte à la religion est tolérée, l'injure aux croyants non

 Actu-Juridique : Le blasphème est revenu tragiquement à la une de l’actualité avec l’assassinat du professeur de lycée survenu vendredi dernier. Cette notion existe-t-elle en droit français ?

Evan Raschel : Sous l’Ancien Régime, on pouvait être condamné à mort pour blasphème ; ainsi de la fameuse affaire du chevalier de La Barre en 1766. Celui-ci a disparu avec la Révolution française pour ne plus véritablement réapparaître. Plus exactement, il y eut une résurgence avec une loi dite de Serre du 17 mai 1819 réprimant l’outrage à la morale publique et religieuse, qui n’est pas sans évoquer le blasphème. Ce délit fut appliqué, par exemple à Flaubert ou Baudelaire, jusqu’à sa suppression par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Relevons que les circonstances historiques ont fait que cette suppression n’a pas bénéficié au droit local d’Alsace-Moselle, dont le droit pénal continua d’incriminer le blasphème jusqu’en… 2017 ! Mais aucune poursuite n’était plus entamée depuis déjà des décennies. Il y a bien eu régulièrement des tentatives pour recréer un délit de blasphème, sous la Restauration, l’Empire et puis sous Vichy, souvent de la part de politiques très croyants qui voulaient ainsi protéger leur religion, mais elles n’ont jamais prospéré. La loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat n’a aucunement changé la situation du blasphème, qui déjà n’existait plus.

Actu-Juridique : Il existe toutefois une possibilité avec l’injure, la diffamation et la provocation à la haine de réprimer certains comportements portant atteinte à la religion. Dans quelles conditions ?

ER. : Juridiquement, l’insulte à la religion est tolérée, en revanche l’injure aux croyants, ou la provocation à la haine contre les croyants sont réprimées. La frontière est assez ténue. On peut citer à ce sujet l’affaire Houellebecq. Le romancier avait déclaré qu’il détestait toutes les religions mais que l’Islam était « la religion la plus con ». Il a été relaxé par la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris en 2002 au motif qu’il visait bien la religion et non pas les musulmans. Le début des années 2000 a vu apparaitre énormément de grandes affaires qui ont constitué la jurisprudence. Dieudonné, condamné à de multiples reprises, a donné lieu à une affaire à rebondissements lorsqu’il a déclaré « les juifs c’est une secte, c’est une escroquerie ». Relaxé par les juges du fond, la Cour de cassation a considéré en revanche qu’il était coupable d’insulte (15 mars 2005). La cour d’appel de renvoi a résisté et finalement l’assemblée plénière en 2006 a confirmé que l’expression « ne relève pas de la libre critique du fait religieux, participant d’un débat d’intérêt général mais constitue une injure visant un groupe de personnes ». En l’espèce on pouvait raisonnablement hésiter sur la qualification. Généralement, les juridictions refusent de condamner, constatant parfois qu’il y avait bien injure ou diffamation, mais que cela ne dépasse pas en l’espèce les limites de la liberté d’expression.

Actu-Juridique : Evidemment nous avons tous en tête la grande affaire qui concerne Charlie….

ER. : S’agissant de la couverture « c’est dur d’être aimé par des cons » les juges ont prononcé la relaxe immédiate. Il était très clair que les « cons » n’étaient pas les musulmans, mais les extrémistes. En revanche, l’autre une montrant le prophète avec un turban en forme de bombe sans plus de précision a suscité davantage d’hésitations. Que signifiait ce dessin ? Que l’islam est une religion guerrière ? Alors, cela vise la religion, ce qui n’est pas puni. Ou bien que les musulmans sont guerriers ? En première instance le tribunal correctionnel a retenu l’injure, tout en estimant qu’elle ne dépassait pas le cadre de la liberté d’expression.  La Cour d’appel de Paris a infirmé le jugement en considérant que c’était la religion et non les musulmans qui étaient visés (CA Paris, 12 mars 2008). A l’inverse, l’éditorialiste Eric Zemmour est régulièrement condamné car, lui, vise parfois directement et explicitement les membres de telle communauté, notamment les musulmans.

Actu-Juridique : Cette distinction est-elle appliquée dans tous les domaines de la même façon ? Qu’en est-il par exemple pour l’homosexualité ?

ER. : La solution est différente et l’on condamne parfois ce que l’on ne sanctionnerait pas s’agissant de la religion. Dans les années 2000, le député Christian Vanneste avait déclaré « l’homosexualité est une menace pour la survie de l’humanité ».  La Cour de cassation, le 12 novembre 2008 a jugé alors qu’il n’y avait pas de délit dès lors qu’il visait l’homosexualité et non pas les homosexuels. Dix ans plus tard, la chambre criminelle saisie du propos de Christine Boutin « l’homosexualité est une abomination » a considéré à l’inverse qu’il y avait infraction car si l’homosexualité est une abomination, alors l’insulte rejaillit nécessairement sur les homosexuels. Cette jurisprudence a été confirmée depuis. Comme les textes ne sont pas clairs, ce qui est particulièrement fâcheux en matière pénale, il n’est pas impossible qu’une telle solution soit étendue à la religion. Cela étant, si les peines sont lourdes, un an de prison et 45 000 euros d’amende, elles sont rarement prononcées, et encore moins exécutées, même à l’égard de véritable récidivistes de la haine ou du négationnisme.

Actu-Juridique : Et la CEDH, comment aborde-t-elle ces questions ?

ER. : La CEDH est très protectrice de la liberté d’expression, mais aussi d’autres intérêts et parfois elle valide des condamnations pour injure sans que la personne puisse se réfugier par exemple derrière le droit à l’humour. C’est ainsi que Dieudonné avait saisi la cour suite à sa condamnation pour son show intitulé Show Ananas en référence à la Shoah, au cours duquel il avait remis le prix de l’ « infréquentabilité » au négationniste Robert Faurisson, dans une mise en scène nauséabonde. Il invoquait la liberté d’expression renforcée par le droit à l’humour. La Cour a répondu que les discours de haine étant par essence contraires à la convention, il n’était pas concevable qu’une personne puisse se réclamer de la liberté d’expression à ce titre.

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