Didier Seban : « Un meurtre non élucidé, c’est pire qu’un secret de famille » !

Publié le 17/03/2023

Les enquêteurs le savent bien : plus les mois passent et plus la mobilisation pour résoudre une enquête criminelle s’amenuise. Afin que ces vieux dossiers restent vivants, un pôle cold case a été créé par la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire. Entré en activité en mars 2022, ce pôle est l’aboutissement d’un combat de longue haleine mené par les familles de victime et certains avocats. Parmi eux, Me Didier Seban, spécialisé depuis une vingtaine d’années dans les crimes irrésolus. Pour Actu-Juridique, il a accepté de dresser le bilan des premiers mois d’activité de ce nouveau pôle. Rencontre.

Actu-Juridique : Pourquoi étiez-vous favorable à la création d’un pôle dédié aux cold cases ?

Didier Seban : En France, la compétence d’un magistrat ou d’un juge d’instruction est naturellement fondée sur le lieu où le crime a été commis. Le magistrat en charge du dossier va instruire le dossier avec ses moyens de juge d’instruction local, étant entendu qu’il peut avoir 150 dossiers en même temps. Or certains de ces dossiers mettent en cause des détenus. Le juge va alors les traiter en priorité, et c’est normal, car les dossiers avec des détenus impliquent des obligations de délai de renvoi devant la juridiction. Cela va le conduire a négliger les dossiers non élucidés. Quant aux policiers et aux gendarmes en charge de l’enquête, ils vont se détourner de ces affaires s’ils ne trouvent pas rapidement de pistes convaincantes. Ils doivent également répondre à des injonctions diverses venues du ministère de l’Intérieur, qui peut leur fixer des priorités, telles que la lutte contre les rodéos urbains ou le trafic de stupéfiants. Peu à peu, un dossier recouvre l’autre. Cela explique que le taux d’élucidation des meurtres en France soit seulement de 70 % et qu’il ne s’améliore pas, voire qu’il recule, en dépit des progrès de la police scientifique. On aurait pu penser qu’avec les progrès en matière d’ADN, on approcherait de 100 % d’affaires élucidées. Nous pensons que la justice doit pouvoir élucider ces meurtres, notamment grâce aux progrès de la police scientifique.

Actu-Juridique : Vous invitez la justice à s’intéresser davantage aux disparitions. Pourquoi ?

Didier Seban : Les affaires dites non élucidées ne sont que la partie emmergée d’un iceberg constitué de nombreuses disparitions auxquelles on ne s’intéresse pas. Toutes les disparitions ne sont évidemment pas des meurtres : certaines personnes disparaissent volontairement ou ont un accident. Néanmoins, des disparitions peuvent cacher des meurtres. En effet, pour qu’une affaire de meurtre ne sorte pas, la meilleure manière est de faire disparaître le corps. Je suis frappé de constater que nous ne disposons, en France, d’aucun chiffre sur les disparitions. Nous savons simplement qu’il y a mille personnes enterrées sous X chaque année. Parmi elles, il y a peut-être des personnes disparues que l’on enterre sans connaître l’identité. Ce n’est pas rien ! Dans le cadre de l’affaire Nordahl Lelandais, condamné pour la séquestration et le meurtre de Maëlys de Araujo, la gendarmerie avait lancé un appel à témoins et avait reçu en retour plus de mille signalements de disparitions inquiétantes. C’est un nombre considérable, et qui inclut uniquement les gens qui ont des familles pour les chercher. Mon cabinet, après avoir travaillé plus de 20 ans sur des dossiers de meurtres non élucidés, a obtenu la création d’un fichier ADN des personnes enterrées sous X. Après l’affaire des disparues de l’Yonne, nous avions également obtenu la possibilité de saisir un juge d’instruction d’une disparition suspecte. Les familles ne savent pas assez cela…

Actu-Juridique : La justice dispose-t-elle de chiffres sur les meurtres non élucidés ?

Didier Seban : Pas pour le moment. Le pôle cold case de Nanterre essaye d’établir cette liste. C’est difficile, car les tribunaux ne recensent sur leur ressort ni les affaires non élucidées, ni les disparitions inquiétantes. Si vous demandez à un procureur de la République de vous donner le nombre de meurtres non élucidés dans son ressort depuis 20 ou 30 ans, vous constaterez qu’il n’a pas de liste à vous fournir. Certains journalistes ont été appelés par des parquets qui leur demandaient s’ils pouvaient recenser dans la presse locale les meurtres qui avaient été commis… Tout cela est très artisanal. Récemment, une magistrate de la cour d’appel de Paris a été chargée de rechercher les affaires criminelles qui avaient fait l’objet d’une ordonnance de non-lieu afin de voir si certaines d’entre elles pouvaient être reprises par le pôle de Nanterre. Elle a recensé plus de 240 affaires qui s’étaient terminées par une telle ordonnance faute d’avoir pu identifier l’auteur. C’est un sujet peu connu et peu analysé. Comment avoir une politique criminelle sur ces sujets sans bien les connaître ? On parle pourtant des faits les plus graves, les plus sévèrement punis par le Code pénal. Pour les familles des victimes, ce désintérêt de la justice a des conséquences terribles. Un crime non élucidé va toucher plusieurs générations : les parents, les frères et sœurs, les enfants. Un meurtre non élucidé, c’est pire qu’un secret de famille. L’auteur peut être le voisin, le cousin, l’amant. À force de penser qu’ils côtoient peut-être le meurtrier, les proches de la victime s’interdisent de vivre.

Actu-Juridique : Quelle a été la genèse du pôle dédié aux cold cases ?

Didier Seban : Ce pôle est né d’une série d’échecs de la justice française dans des affaires de meurtres, et notamment des erreurs catastrophiques faites dans l’enquête sur Michel Fourniret. Celle-ci est devenue emblématique de la mauvaise appréhension de ces crimes non élucidés. Michel Fourniret a pu être jugé pour sept de ses crimes, uniquement parce que les policiers belges ont mis en perspective son parcours criminel. Ces rapprochements n’avaient pas été effectués en France. Michel Fourniret était impliqué dans d’autres affaires que celles pour lesquelles il a été jugé, mais une fois qu’il a été condamné, le travail a cessé. Les autres familles ont été abandonnées à leur sort. J’ai dû me battre pour que ces dossiers soient rouverts alors que Monique Olivier était passée aux aveux sur deux de ces crimes, celui de Marie-Angèle Domece et celui de Joanna Parrish. Pendant des années, nous avons dit que la piste Fourniret devait être sérieusement travaillée dans l’affaire Estelle Mouzin, disparue en janvier 2003 lorsqu’elle rentrait de l’école près de Guermantes. Les policiers étaient partis du principe que ce n’était pas lui. Nous avons dû demander le dessaisissement de la juge de Meaux et la police judiciaire de Versailles pour qu’enfin on enquête sur la piste Fourniret. La Cour de cassation a mis plus d’un an à transférer le dossier de Meaux à Paris. En 2019, le dossier est arrivé entre les mains de Sabine Kheris, qui fut la huitième juge d’instruction à s’occuper de l’affaire Estelle Mouzin. En quelques mois, elle a obtenu les aveux de son ex-compagne Monique Olivier et de Michel Fourniret ; celui-ci n’a pas pu être interrogé comme il aurait pu l’être si l’affaire avait été instruite dans des délais raisonnables. Ce scandale a abouti à une prise de conscience. Une commission présidée par Jacques Dallest, procureur général de la cour d’appel de Grenoble, a été chargée de réfléchir au traitement de ces affaires.

Actu-Juridique : Comment a travaillé cette commission ?

Didier Seban : Cette commission a fait des recommandations sur ces crimes oubliés et sur les tueurs en série. Elle préconisait notamment que certains magistrats se dédient entièrement aux affaires non élucidées, qui peuvent parfois contenir des milliers de pages, et que les empreintes des victimes soient inscrites au Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG). Au sein de cette commission, j’ai fait valoir qu’il fallait un pôle national et pas des pôles régionaux. D’une part, parce que les tueurs en série ne connaissent pas les frontières départementales, régionales, nationales. D’autre part, pour avoir constaté que, quand il y a plusieurs institutions en concurrence, elles ne se coordonnent pas et je ne voulais qu’on rajoute encore des sujets de compétence. Cette position était également celle de Sabine Kheris, qui est aujourd’hui en charge de ce pôle à Nanterre. Nous avons eu la chance d’être soutenus par Éric Dupond-Moretti sur cette demande.

Actu-Juridique : Comment travaille ce pôle ?

Didier Seban : Nous avons obtenu que la loi intègre, outre la création du pôle, deux dispositions que nous demandions. D’abord, la création d’un fichier ADN des victimes. Aussi bizarre que cela puisse paraître, quand on a une victime de meurtre, on ne prélève pas forcément son ADN. Quand on interpelle Michel Fourniret, on doit faire des vérifications sur plus d’une vingtaine d’ADN féminin retrouvée dans son véhicule. La deuxième chose que nous avons obtenue est la possibilité de reconstituer les parcours des criminels. Avant, lorsqu’on identifiait un criminel sur une affaire, on ne se demandait pas s’il avait pu sévir ailleurs. Même si les experts disaient qu’il avait certainement commis d’autres crimes, le juge d’instruction n’était saisi que d’une affaire. Il n’avait pas de compétence pour enquêter sur les autres crimes qu’aurait pu commettre cette personne. Aujourd’hui, un certain nombre de parcours criminels sont en cours d’analyse à Nanterre. Par exemple, à notre demande, celui de Willy Van Coppernolle, tueur belge également condamné en France pour un meurtre d’enfant à coups de pierre. Son profil nous intéresse particulièrement, car nous représentons plusieurs familles d’enfants tués ou blessés à coups de pierre dans la région de Grenoble. Dans beaucoup de cas, les scellés ont été détruits ; mais dans certains cas, il y en a encore. Il faut alors reprendre le travail sur ces scellés. On a souvent le même service d’enquêtes qui, depuis le départ, est parti sur une hypothèse. Souvent, si l’auteur potentiel n’a pas pu être arrêté, c’est parce que ce n’était pas lui… Il faut relire le dossier et retravailler les pistes. Troisièmement, il faut mettre l’affaire en relation avec le parcours de criminels identifiés dans la région ou dans le pays pour voir s’il y a des similitudes.

Actu-Juridique : Pourquoi le système du juge d’instruction pose-t-il problème ?

Didier Seban : Le système du juge d’instruction seul, qui change de juridiction tous les deux ou trois ans, contribue à enterrer les affaires. Relire un dossier criminel oublié, qui comprend des milliers de côtes, peut prendre un an de travail. Aucun juge ne peut faire cela. Le dossier est donc entre les mains des enquêteurs alors que le véritable directeur d’enquête doit être le magistrat. Par ailleurs, l’École nationale de la magistrature (ENM) forme insuffisamment aux enquêtes criminelles, à la police scientifique. Or dans ce domaine, il faut en permanence mettre ses connaissances à jour, échanger avec l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN) à Cergy-Pontoise et avec le laboratoire de la police scientifique à Lyon. Enfin, des juges qui ont une ou deux affaires criminelles dans leur cabinet ne peuvent pas peser sur les services d’enquête. Les juges de Meaux qui enquêtaient sur la disparition d’Estelle Mouzin ne pouvaient pas se permettre de braquer la police judiciaire de Versailles qui suit tous leurs dossiers. Il faut donc, dans ces affaires, des juges avec une forte autorité personnelle. On espère l’avoir avec le pôle de Nanterre, constitué de magistrats qui ont fait leurs preuves en résolvant des affaires emblématiques, qui ont choisi d’être là et y seront pour longtemps.

Actu-Juridique : Pourquoi faut-il centraliser les informations ?

Didier Seban : Nous pensons notamment que des renseignements sur ces affaires criminelles se perdent. L’affaire Estelle Mouzin a été résolue grâce au témoignage reçu par l’association Estelle d’un homme qui, 15 ans après les faits, s’était rendu compte qu’il avait un renseignement intéressant. Il venait du même village que Michel Fourniret et il se rappelait l’avoir salué sur l’autoroute à la station essence la plus proche de Guermantes, le jour où il se rendait à un enterrement dans la région. Comme il y a beaucoup d’hurluberlus sur ces dossiers, ses dires ont bien sûr été vérifiés : il s’est avéré qu’il connaissait effectivement Michel Fourniret et qu’il allait bien à un enterrement ce jour-là. Quand on connaît Michel Fourniret, on sait qu’il se considère comme un chasseur. Il repère ses victimes, grâce aux heures de sorties d’école. Sachant cela, ce renseignement était déterminant. Il aurait pourtant pu se perdre. Nous recevons tous les jours des renseignements sur les affaires que nous transmettons au juge d’instruction. Dans l’affaire Estelle Mouzin toujours, une codétenue de Monique Olivier nous a appelés pour nous dire que cette dernière s’était confiée à elle. Nous avons transmis l’information, mais peut-être que cette femme n’aurait parlé à personne si nous n’avions pas été médiatisés. Ceux qui ont ce genre d’informations tentent de les faire passer en les envoyant à des journalistes qui font des émissions sur la justice, à des avocats, à des commissariats. Nous demandons une centralisation pour que ces informations arrivent à coup sûr aux enquêteurs chargés du dossier. En Hollande, les renseignements pénitentiaires ont distribué des calendriers avec des crimes oubliés. Cela leur a permis de résoudre un certain nombre d’affaires parce que les codétenus avaient entendu des choses ou fait des rapprochements avec des gens croisés en prison. Nous demandons la création d’un site internet qui identifie les affaires criminelles non élucidées. Chacun pourrait adresser des renseignements à l’attention des services d’enquêtes. La gendarmerie gère bien un site des objets d’art volé, pourquoi ne gèrerait-elle pas un site des crimes non élucidés, listant le nom des personnes et la manière dont elles ont été découvertes ? On a demandé la création de ce site au moins pour les enfants. Mais même cela, nous ne l’obtenons pas !

Actu-Juridique : Dans les faits, qu’est-ce que ce pôle cold case a changé ?

Didier Seban : Nous vivons malheureusement dans un monde de communication plus que d’action. La mise en place de ce pôle, lancé le 1er mars 2022 à Nanterre, est encore trop lente pour les familles. Trois juges devaient être nommés, mais il n’y en a eu en réalité qu’une seule jusqu’en septembre dernier. Deux autres magistrates sont ensuite arrivées, mais elles ne sont pas à temps plein sur ces crimes oubliés. Elles ont peu de moyen : elles viennent d’avoir une photocopieuse ! On a un système qui se veut un exemple pour le monde entier et qui, en réalité, est encore aujourd’hui très balbutiant. On se heurte aussi à l’inaction des parquets locaux. Certains, qui n’ont rien fait, ne souhaitent pas transmettre leurs dossiers vides à Nanterre. On est obligés d’aller avec les familles et les associations qu’elles ont créées faire des manifestations devant certains tribunaux pour obtenir que les dossiers soient transférés. Je l’ai fait à Chalon-sur-Saône et à Chambéry. À Chalon-sur-Saône, où nous représentons les familles des « disparues de l’A6 », des jeunes femmes retrouvées mortes à proximité de cette autoroute de Saône-et-Loire dans les années 1990, le procureur m’a dit attendre que Nanterre lui donne le feu vert. Mais Nanterre dit attendre des éléments du parquet local depuis des mois pour prendre une position. Près d’un an après la création du pôle, nous attendons toujours le transfert des dossiers et n’avons pas de réponse. C’est inadmissible, s’agissant de la mort de jeunes filles assassinées depuis 25 ou 30 ans et dont le meurtrier court toujours.

Actu-Juridique : Pourquoi ce désintérêt pour ces affaires non élucidées ?

Didier Seban : Le manque de moyens de la justice en est sans doute l’une des raisons. J’en appelle néanmoins à la responsabilité individuelle des magistrats. J’en ai rencontré d’extraordinaires, qui se consacrent pleinement à ces affaires, souvent dans une certaine indifférence : les magistrats sont remerciés quand ils gèrent des statistiques, mais rarement quand ils résolvent des affaires criminelles difficiles. La justice, c’est aussi l’histoire des hommes et des femmes qui la rendent.

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