La répression de l’indifférence au sort d’autrui à l’épreuve du Covid-19

Publié le 28/05/2020

La pandémie qui sévit sur la planète et la lutte engagée pour contenir la propagation du virus affectent le droit pénal. Au-delà de la répression propre à une législation d’exception, la question se pose de sa conciliation avec les lois pénales ordinaires et spécialement celles qui sanctionnent l’indifférence au sort d’autrui.

La pandémie dite de Covid-19 va-t-elle aggraver le risque pénal ? La législation de crise qu’elle a suscitée1 affecte, en effet, le droit pénal qui s’enrichit de nouvelles incriminations2 et aggrave les peines applicables à plusieurs d’entre elles3. Cet arsenal répressif, dont la disposition la plus emblématique pour le grand public est l’amende prévue pour les contraventions de la 4e classe qui réprime les violations aux dispositions dérogatoires au confinement4, n’a vocation qu’à être une législation d’exception pendant le temps de la crise. Toutefois les dispositions du Code de la santé publique relatives à l’état d’urgence sanitaire (chapitre Ier bis du titre III du livre Ier de la troisième partie) sont applicables jusqu’au 1er avril 2021. En outre, le ministre de la Santé peut prendre de telles mesures sur le fondement de l’article L. 3131-1 après la fin de l’état d’urgence sanitaire afin d’assurer la disparition durable de la situation de crise sanitaire. Par voie de conséquence, si de tels textes voyaient le jour dans les prochains mois, les dispositions pénales de l’article L. 3136-1, alinéa 3 devraient permettre d’en sanctionner le non-respect.

En parallèle à cette législation et réglementation temporaire, les pénalistes n’ont pas tardé à s’interroger sur sa conciliation avec les lois pénales ordinaires et spécialement sur la difficulté à réunir les éléments constitutifs des infractions d’imprudence5. Le délit de non-assistance à personne en péril va également susciter des questions sur l’application du commandement de l’autorité légitime tiré de l’édiction des mesures barrières comme moyen d’exonération de responsabilité.

I – Homicides et blessures involontaires et violation des mesures barrières

L’employeur public ou privé qui n’aura pas pris les dispositions nécessaires pour assurer la sécurité de ses personnels contre le risque de contamination s’expose à d’éventuelles poursuites pour homicide ou blessures involontaires. S’agissant d’un auteur indirect, il faudra établir qu’il a commis une faute qualifiée au sens de l’article 123-1, alinéa 4.

La probabilité de commission de sa part d’une faute délibérée, traduction d’une hostilité manifeste à la loi et au règlement, est faible pour une double raison :

  • d’une part, le droit pénal étant d’interprétation stricte, les tribunaux considèrent que le législateur a uniquement visé les textes édictant des règles impersonnelles et absolues comme le décret du 23 mars 2020. En revanche, le Code du travail ne prévoit pas d’obligation particulière liée à l’épidémie de Covid-19. De même, les règlements intérieurs, circulaires et instructions ministérielles ainsi que les notes et autres fiches pratiques diffusées par le ministère du Travail à l’intention des employeurs sur les mesures barrières à prévoir n’ont aucune valeur contraignante ;

  • -d’autre part, l’exigence de violation d’une obligation particulière de sécurité n’est pas remplie par le décret du 23 mars qui se borne à formuler des préconisations générales dont la mise en œuvre pratique est laissée à l’appréciation des assujettis6. Son renvoi à la définition de ces gestes « au niveau national » ne figure dans aucun texte normatif, arrêté ou décret. Sans doute faut-il y voir la volonté du gouvernement de ne pas se lier les mains en figeant des comportements susceptibles d’évoluer au fur et à mesure des données de la science qui s’enrichissent chaque jour comme l’atteste la position de l’Académie nationale de médecine sur le port du masque7.

La faute caractérisée offre plus de latitude d’appréciation aux tribunaux, le législateur n’ayant donné aucune indication sur la position du curseur matérialisant la ligne de démarcation avec la faute simple. Ce ne sont pas seulement les lois et les règlements – y compris ceux non normatifs – mais également toute imprudence, négligence, inattention qui permettront d’apprécier si l’employeur n’a pas fait le nécessaire pour mettre à exécution son obligation d’assurer la santé de ses personnels.

Selon la jurisprudence dominante, la faute caractérisée recouvre tantôt la défaillance inadmissible du professionnel tantôt une accumulation de fautes dont chacune prise isolément n’a pas un caractère de gravité suffisant. À cet égard, l’exigence d’exposition d’autrui à un risque d’une particulière gravité retentit inévitablement sur le degré de gravité de la faute puisqu’à un risque élevé doit répondre une attention soutenue de sorte que, dans le contexte du Covid-19, un relâchement de la vigilance nécessaire apparaîtra d’autant plus grave. Face au risque élevé de contagion8, à la difficulté à rompre les chaînes de transmission du virus qui atteignent des sujets asymptomatiques, et à l’absence de vaccin, l’indifférence, le laisser-aller, pire la désinvolture d’un employeur face au danger de contamination pourront être assez facilement qualifiés de fautes caractérisées. De même, la preuve de sa connaissance du risque sera facile à établir compte tenu de l’ampleur inédite que les médias de toutes sortes consacrent à l’épidémie et à l’obligation de confinement qui frappe toute la population.

Toutefois, c’est sur la preuve du lien de causalité que les parties poursuivantes risquent d’échouer. Il faudra, en effet, démontrer que les manquements sont la cause certaine de l’épidémie. Preuve difficile à rapporter si on admet que la victime a pu contracter le virus ailleurs que sur son lieu de travail, compte tenu notamment du temps d’incubation de cette maladie ainsi que des incertitudes scientifiques sur la façon dont il se propage.

L’application de l’incrimination au non-respect des mesures dérogatoires au confinement est encore plus aléatoire. On passera sur l’hypothèse fantaisiste du joggeur testé positif et non équipé de masque qui provoquerait la mort par contamination d’un passant en le bousculant par maladresse. En admettant qu’une telle circonstance se produise, la preuve d’un rapport de causalité entre la bousculade et le fait de contracter le virus risque d’être insurmontable pour les mêmes raisons que celles qui viennent d’être exposées. La seule possibilité pour écarter l’obstacle serait l’admission d’une présomption de causalité peu compatible avec l’exigence de causalité certaine requise par la Cour de cassation9.

La mise en œuvre du délit de mise en danger d’autrui (C. pén., art. 223-1) pour réprimer les manquements à l’état d’urgence sanitaire apparaît tout aussi aléatoire.

La répression de l’indifférence au sort d’autrui à l’épreuve du Covid-19
juliasudnitskaya / AdobeStock

II – Mise en danger d’autrui et violation des mesures barrières

Dès le début du confinement, les médias ont révélé le placement en garde à vue de personnes ayant enfreint à maintes reprises les mesures « barrières » imposées depuis le 17 mars 2020. Ces mesures qui ne peuvent intervenir qu’en matière contraventionnelle ont été vraisemblablement prises dans le cadre d’enquêtes de flagrance en vue d’éventuelles poursuites pour mise en danger d’autrui. Ce délit répond, en effet, aux conditions posées par l’article 62-2 du Code de procédure pénale qui subordonne la garde à vue à la commission de crimes ou de délits10. A-t-il quelque chance de prospérer dans le contexte de l’épidémie ? Qu’il soit permis d’en douter ! Le non-respect des « mesures barrières » par les employeurs et la violation des dérogations à l’interdiction de sortie du domicile n’entrent pas forcément dans les prévisions de cette incrimination, si on en juge par la difficulté d’en réunir les éléments constitutifs.

L’élément matériel du délit est lesté de plomb. L’auteur des faits doit avoir transgressé une obligation particulière de sécurité édictée par une loi ou un règlement. En ce qui concerne les déplacements dérogatoires à l’obligation de confinement prévus par l’article 3 du décret de mars 2020 une distinction s’impose entre les autorisations de sortie liées à une activité physique et les autres permissions. Les premières prescrivent un modèle de conduite impérative ne laissant aucun pouvoir d’appréciation pour l’application du texte11 puisqu’elles doivent s’exercer « dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile, liés à l’activité physique individuelle ». Le joggeur qui sort sans attestation de déplacement ou qui dépasse le rayon d’action et le temps de sortie autorisé enfreint bien une obligation particulière de sécurité. En revanche, les « déplacements pour motif familial impérieux », « pour l’assistance aux personnes vulnérables » ou « pour la participation à des missions d’intérêt général » ne remplissent pas cette condition dès lors que les premiers ne sont pas listés et que pour les deux autres aucune précision n’est fournie sur les concepts de personne vulnérables et de mission d’intérêt général.

La condition d’une exposition d’autrui à un risque direct et immédiat de mort ou de blessures graves est un obstacle encore plus redoutable. Elle suppose d’abord que l’intéressé soit testé positif. S’il n’est pas porteur du virus on ne voit pas comment il mettrait en danger de mort autrui. En outre, il ne parviendra pas à rapporter la preuve a posteriori qu’il était contaminé, s’il n’a pas été testé à la date de commission de l’infraction. Par ailleurs, s’il est porteur du virus, le risque qu’il crée pour autrui est « immédiat » mais pour qu’il se réalise « directement », il faut encore des contacts suffisamment rapprochés avec autrui. Le joggeur ou le cycliste testé positif ne peut transmettre le virus à quiconque si la voie publique est déserte à l’endroit où il a été interpellé sans masque. De même, le risque est inexistant dans le cas de l’ouvrier qui travaille dans un atelier où il est établi que ses collègues sont tous des sujets asymptomatiques ou ont contracté la maladie.

Par ailleurs, la Cour de cassation se montre particulièrement tatillonne sur la caractérisation du risque. Elle requiert un comportement particulier ou des circonstances de fait qui s’ajoutent à la seule transgression de l’obligation de sécurité12. Ce serait le cas, qui relève plutôt de l’hypothèse d’école, du joggeur porteur du virus qui en apercevant une amie se jetterait à son cou (!) ou qui effectuerait sa séance sans masque avec un autre coureur en bavardant et en se tenant à proximité immédiate de lui.

S’agissant de l’élément moral de l’infraction, l’exigence d’une « violation manifestement délibérée » ne sera pas forcément facile à établir, même si elle paraît acquise à première vue. La preuve de la connaissance du texte par le prévenu devrait être facile à administrer. On conviendra qu’en ces temps médiatiques où les messages de prévention ont été diffusés sur toutes les ondes et les écrans, il sera difficile au prévenu de soutenir qu’il ignorait l’interdiction de principe de sortie du domicile et ses dispositions dérogatoires. De même, il ne pourra prétendre qu’il était porteur du virus sans le savoir. La Cour de cassation considère que le ministère public n’a pas à établir la connaissance du risque par l’auteur d’une faute délibérée13. En revanche, la preuve de la ferme intention du prévenu de s’affranchir du décret du 23 mars est loin d’être acquise. Le ministère public aura plus de difficulté à démontrer que l’intéressé a agi sciemment et que son comportement est bien l’expression d’une hostilité affirmée à l’application de la réglementation. Il faudra pour cela qu’un employeur ait été mis en demeure par l’Administration.

Le cycliste qui s’éloigne de plus d’une dizaine de kilomètres de son domicile ne peut guère soutenir qu’il a franchi par inadvertance le rayon d’action autorisé ; en revanche, le fait pour un joggeur de dépasser ce périmètre de quelques hectomètres, d’aller au-delà de l’heure autorisée ou encore d’avoir omis de se munir de son attestation de déplacement, peut fort bien avoir été le fruit d’une négligence, sauf à établir qu’il a été, à plusieurs reprises, pris en flagrant délit d’enfreindre le périmètre autorisé ou de ne pas être en possession de son attestation.

III – Non-assistance à personne en péril et mesures barrières

L’obligation de porter secours à une personne en péril et son inexécution volontaire réprimée à l’alinéa 2 de l’article 223-6 va-t-elle s’appliquer dans le contexte de la pandémie ? Un salarié ou un agent public est victime d’un malaise cardiaque. Les témoins de cet accident s’exposent-ils aux peines de l’article 223-6 s’ils se bornent à prévenir les secours au prétexte qu’en portant matériellement secours à la victime (en la plaçant en position latérale de sécurité, en utilisant un défibrillateur ou en effectuant les gestes de réanimation dans l’attente des secours) ils s’exposent à un risque de contamination ?

Si l’article 223-6 prévoit deux formes d’assistance – l’action personnelle ou l’alerte des secours –celles-ci ne peuvent être comprises comme offrant une alternative au sauveteur. La Cour de cassation considère que le législateur « n’a pas entendu ouvrir une option arbitraire entre deux modes d’assistance »14. Il y a une hiérarchie des moyens de sauvetage. L’action personnelle du sauveteur est la règle. À cet égard, la jurisprudence tend à instaurer des présomptions de fait à l’encontre des hommes de l’art comme ce serait le cas d’un médecin ou de toute autre personne formée aux gestes des premiers secours.

Cependant, nul n’est astreint à mettre sa vie ou celle d’un tiers en danger. La loi n’impose pas l’héroïsme. Le défaut d’assistance n’est punissable que si l’assistance pouvait être apportée « sans risque pour son auteur ». Le péril n’ayant pas été défini par le législateur, on considère habituellement qu’il doit être compris comme un danger pour l’intégrité physique ou celle d’un tiers. Or la pandémie de Covid-19 et son cortège de décès constituent un danger spécialement dans le cas où la personne tenue par le devoir de secourir est âgée. En outre l’exigence des mesures de distanciation sociale prescrites par l’alinéa 2 du décret du 23 mars équivalent au commandement de l’autorité légitime que l’intéressé pourrait faire valoir au titre des causes objectives de non-responsabilité en application de l’article 122-4 du Code pénal.

Les poursuites pénales pour défaut d’assistance personnelle à personne en péril relèvent plutôt du cas d’école dans le contexte du Covid-19. Celles fondées sur les infractions d’imprudence apparaissent également aléatoires. Aussi, les jugements à venir dans les prochains mois devront-ils être scrutés avec attention.

Notes de bas de pages

  • 1.
    L. n° 2020-290, 23 mars 2020 instituant l’état d’urgence sanitaire. L. org. n° 2020-365, 30 mars 2020. L. fin. rect. 2020 n° 2020-289, 23 mars 2020. D. n° 2020-293, 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.
  • 2.
    D. n° 2020-264, 17 mars 2020, art. 2 censé garantir l’application des interdictions de circulation édictées par le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 et instituant une contravention de 4e classe. D. n° 2020-264, 17 mars 2020 (CSP, art. L. 3136-1, al. 3 mod.).
  • 3.
    L. n° 2020-290, 23 mars 2020 a franchi le seuil des délits en réprimant à l’article L. 3136-1 le fait d’enfreindre les réquisitions prévues aux articles L. 3131-8 ; L. 3131-9 ainsi qu’aux articles L. 3131-15 à L. 3131-1 (6 mois d’emprisonnement et de 10 000 € d’amende). Par ailleurs les articles L. 3131-1 et L. 3131-15 à L. 3131-17 qui édictent une amende (contraventions de la 4e classe) pour la violation des autres interdictions et obligations que les réquisitions prévoient un emprisonnement de 6 mois et une amende de 3 750 € lorsqu’elles sont verbalisées à plus de trois reprises dans un délai de 30 jours.
  • 4.
    D n° 2020-293, 23 mars 2020, art. 3.
  • 5.
    Dossier : La réponse pénale au Covid-19. Droit pénal d’exception ? « Le droit pénal de crise. L’exemple du virus Covid-19 », Dr. pén. 2020, n° 5, p. 1, note Conte P.
  • 6.
    « Les mesures d’hygiène et de distanciation sociale, dites “barrières”, définies au niveau national, doivent être observées en tout lieu et en toute circonstance ».
  • 7.
    Préconisé par le communiqué de l’Académie nationale de médecine du 2 avril 2020 : « Pandémie de Covid-19 : mesures barrières renforcées pendant le confinement et en phase de sortie de confinement ».
  • 8.
    Les experts s’accordent sur le fait que chaque malade infecterait entre deux et trois personnes en l’absence de mesures de contrôle. C’est plus que la grippe (1,3) et comparable au SRAS (3).
  • 9.
    Cass. crim., 7 janv. 1980, n° 79-92098 : Bull. crim., n° 10 – Cass. crim., 5 oct. 2004, n° 03-86169 : Bull. crim., n° 230 – Cass. crim., 4 mars 2008, n° 07-81108 ! Dr. pén. 2008, comm. 82, note Véron M. ; JCP G 2008, II 10098, note Benillouche M. ; Bull. crim., n° 55 – Cass. crim., 22 nov. 2011, n° 11-81706.
  • 10.
    « La garde à vue est une mesure de contrainte décidée par un officier de police judiciaire, sous le contrôle de l’autorité judiciaire, par laquelle une personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement est maintenue à la disposition des enquêteurs ».
  • 11.
    La Cour de cassation considère ainsi que le décret du 13 mai 1974 relatif à la surveillance de la qualité de l’air dans les agglomérations « laisse au préfet toute faculté d’appréciation dans la mise en œuvre des procédures d’alerte à la pollution envisagée et n’impose pas à leur sujet d’obligation particulière de sécurité. » Cass. crim., 25 juin 1996, n° 95-86205 : Bull. crim., p. 828, n° 274 ; Dr. pén. 1996, comm. 265, obs. Véron M. ; D. 1996, p. 239.
  • 12.
    Cass. crim., 3 avr. 2001, n° 00-85546 : Bull. crim., p. 288, n° 90 – Cass. crim., 16 déc. 2015, n° 15-80916 : Bull. crim., n° 310 – Cass. crim., 12 janv. 2016, n° 14-86503 : Bull. crim., n° 5.
  • 13.
    Cass. crim., 16 févr. 1999, n° 97-86290 : Bull. crim., n° 24, p. 55 ; RSC 1999, p. 582, note Mayaud Y.
  • 14.
    Cass. crim., 4 juin 2013, n° 12-85874.
X