Tribunal de Nanterre : « On ne bâillonne pas une femme pendant 45 minutes ! »
Un homme de 48 ans comparaissait devant la 16e chambre correctionnelle du Tribunal judiciaire de Nanterre le 20 avril 2021 pour des violences qu’il aurait perpétrées sur son ex-concubine. Elle l’accuse de l’avoir bâillonnée pendant 45 minutes et de l’avoir étranglée. Il répond qu’elle faisait des crises d’hystérie. La juge unique doit choisir une version…
Le prévenu se tient derrière la barre du tribunal correctionnel de Nanterre, placide, en costume noir et cravate rouge, les cheveux argentés soigneusement peignés. La femme qui a porté plainte contre lui est absente et l’avocate qui la représente quitte subitement la salle, téléphone en main, laissant le banc des parties civiles déserté. Un élève avocat est envoyé à la recherche de sa consœur dans les couloirs du palais. En vain, elle s’est volatilisée. La présidente patiente, règle des formalités, puis se résout à exposer les faits.
Un bâillon sur la bouche
Ils remontent à janvier 2019. Madame A. porte plainte contre son compagnon, elle l’accuse de l’avoir violentée à cinq reprises : des coups de poings, un bâillon sur la bouche, des mains autour de son cou…
Un certificat médical décrit des ecchymoses et établit une incapacité de huit jours. Une experte psychiatre trouve Madame A. en état de détresse psychique et même de dépression. Elle demande son hospitalisation en établissement psychiatrique.
Les policiers interrogent la mère de Madame A. Elle confirme que sa fille l’a appelée le 25 novembre 2020 en disant que son compagnon l’avait étranglée. Ils convoquent l’homme en question. La présidente résume sa déposition : « Vous avez expliqué que Madame avait des crises d’hystérie et que vous deviez la maintenir. »
Deux épisodes ont été retenus par le parquet. Le premier se serait déroulé le 5 novembre dans l’Est de la France : Monsieur R. aurait été menaçant et l’aurait bâillonnée avec une serviette. Le deuxième le 25 novembre dans les Hauts-de-Seine : il aurait porté ses mains au cou de Madame et l’aurait étranglée.
Mais l’avocate de Madame A. n’étant toujours pas reparue, la présidente doit s’interrompre et mettre l’affaire en continuation…
Pour le concubin, elle est schizophrène
Alors que l’on termine d’examiner le dossier suivant, une autre femme qui déclare elle aussi avoir été étranglée et battue, l’avocate de Madame A réapparait enfin. « Veuillez m’excuser, Madame la présidente, je m’étais absentée cinq minutes… ». La magistrate ne fait aucun commentaire et commence l’interrogatoire du prévenu.
« — Vous dites que les 5 et 25 novembre 2018 des crises ont nécessité d’intervenir ?
— Je maintiens mes déclarations, commence-t-il posément. Madame A. a fait une crise violente qui a duré plus longtemps que les précédentes. Nous étions chez mes parents dans l’Est parce que mon père venait de mourir. Il se trouve que nous étions dans la salle de bain à ce moment-là. Elle donnait des coups, elle tapait dans les murs, elle crachait, elle me mordait. J’ai pris une serviette et je l’ai mise sur son visage pour éviter qu’elle me morde. Oui, ça a duré trois quart d’heure. J’ai fait ce que je pouvais. Je n’ai jamais exercé de violence avant cela. Il y eu d’autres crises : elle a été ivre sur la voie publique, elle a attaqué sa maman… Sa propre mère dit que dans cet état, elle n’est pas elle-même. »
Il raconte avec douceur une scène violente datant de leur rencontre : elle venait de perdre son petit chien, elle a eu une crise, s’est allongée sur la chaussée pendant de longues minutes. Puis il revient sur l’épisode de la salle de bain. Ce jour-là il l’a emmenée aux urgences qui l’ont gardée pour la nuit. C’est au réveil, dit-il, qu’ils ont pris conscience des « brûlures » dues à la serviette sur le visage.
« Je l’ai accompagnée chez mon psychiatre »
La présidente aborde le deuxième épisode : « Le 25 novembre, elle indique que vous avez voulu l’étrangler… ». Il répond avec pédagogie qu’elle a « saccagé » leur appartement. « J’ai tiré les conséquences de la première crise, je ne l’ai pas maîtrisée pour ne pas lui faire de mal. Cette fois c’est moi que les pompiers ont soigné. » Il avait une plaie saignante à la tête, selon la police.
Il explique que Madame A souffre de schizophrénie, d’alcoolisme, qu’elle est versatile. Après les crises, elle ne se souvient de rien. « Je l’ai accompagnée moi-même chez mon psychiatre et à des séances d’EMDR, eye movement desensitization and reprocessing, car il lui était remonté des souvenirs de viol par son papa. »
Le procureur se lève : « Mais Monsieur, êtes-vous psychiatre ? Êtes-vous aide-soignant ? » Le prévenu, prudent : « Mon père était médecin. Je fais du bénévolat en coaching santé. » L’enquête de personnalité révèle qu’il est professeur agrégé, diplômé de Normale supérieure et de Polytechnique, qu’il a quatre enfants de deux autres femmes. Et que son casier est vierge.
« Maladresse » n’est pas le bon mot
Son air angélique, sa maîtrise, son élocution et sa bonne réputation exaspèrent l’avocate de Madame A. Elle s’indigne devant le terme de « maladresse » employé par Monsieur R. « On ne bâillonne pas une femme pendant 45 minutes ! Quand on se comporte ainsi avec un être humain, « maladresse », ce n’est pas le bon mot. »
Elle le contredit sur les « pertes de mémoire » de Madame A. qui « se souvient de tous les faits de violence qu’il lui a fait subir. » Mettre une femme au sol est déjà une violence, dit-elle, en avançant d’autres griefs : violences psychologiques, pratiques sexuelles imposées. Elle indique aussi que la compagne précédente de Monsieur R. avait déposé une main courante. Elle s’étonne enfin que le prévenu soit renvoyé pour des faits sans incapacité alors que huit jours figuraient au dossier.
Résultat pour sa cliente : un syndrome post-traumatique, « elle est complétement détruite, terrorisée, de peur de retomber sur lui. Il doit arrêter de vouloir garder de l’emprise sur elle. »
L’avocate demande que Madame A. soit reconnue dans son statut de victime et réclame 2 000 € de dommages et intérêts au titre du préjudice physique, 5 000 € au titre du préjudice moral, en plus de l’interdiction pour Monsieur de la contacter ou de paraître à son domicile.
Six mois de prison ?
Le procureur ne doute pas un instant de la version de Madame A, « mise à terre, bâillonnée, frappée ». L’expertise psychiatrique n’a fait état d’aucun trouble schizophrénique, fait-il valoir, contrairement au diagnostic avancé par le prévenu. « Il n’est ni psychiatre, ni aide-soignant. Il se targue d’être guérisseur, mais en dehors de toute qualification. Au mieux c’est du charlatanisme, au pire c’est de la manipulation. » Pour preuve, au lieu d’appeler les urgences, Monsieur bâillonne et humilie. « Ce n’est pas pour la protéger. » Le procureur requiert six mois avec sursis probatoire.
La tribunal d’Alger et le pigeon
« Je me suis pris à rêver que le parquet plaide la relaxe, » plaisante l’avocat de la défense. Il hésite à mettre en avant les brillantes études de son client, tente plutôt de désamorcer cette singularité. « La violence traverse toutes les couches sociales. »
Il revient sur la scène de la salle de bain, la plus marquante, rappelle un contexte de deuil : « A 47 ans, il emmène sa compagne chez sa mère après le décès de son père. (…) Oui sans doute la bonne solution aurait été d’appeler les secours. Mais il s’est dit : « je vais y arriver, je vais la contenir. »
« Oui, poursuit l’avocat, on peut mettre une serviette sur la bouche de quelqu’un, ce n’est pas aberrant ! »
La partie civile et le procureur sursautent.
Mais l’avocat continue de dérouler son raisonnement ; il cite un jugement qui a légitimé des gestes de contention pour maîtriser la violence. L’avocat le reconnaît un peu gêné : le tribunal était celui d’Alger, en 1953, et l’affaire concernait des adolescents…
« La réalité, c’est que c’est Monsieur qui a quitté Madame (…) On ne peut pas se dire que cet homme a toutes les perversions, comme le dit Madame A qui a sans doute trouvé le bon pigeon pour régler ses frais d’hospitalisation. »
Pour l’avocat, le tribunal manque d’éléments pour se prononcer, par conséquent soit il ordonne un complément d’enquête pour obtenir l’ensemble des dossiers médicaux de la plaignante, soit il relaxe.
Et c’est la relaxe qui est prononcée. Madame A. est aussi déboutée de toutes ses demandes. Son avocate avait vu juste : « Je suis ravie que Madame A. ne se soit pas présentée, ça aurait fini de l’achever… »
Référence : AJU194703