Paris (75)

Vies de Paris

Publié le 08/07/2022
Migrant, travail forcé
AimPix/AdobeStock

À la manière de l’association l’Arche de Zoé qui en 2007, avait défrayé la chronique, l’association Vies de Paris a utilisé le prétexte humanitaire pour servir de tous autres desseins.

C’est une bien sordide histoire qui a trouvé sa résolution, au tribunal correctionnel de Paris, le 10 juin dernier. Le tribunal de Paris a retenu la qualification de « traite des êtres humains aggravée » et a condamné ce vendredi à deux ans de prison dont un avec sursis, avec une obligation d’indemniser les salariés (entre 2 000 à 3 000 euros de préjudice) le président de l’association Vies de Paris. Trois ans de prison avaient été requis. Les faits de « travail dissimulé » et d’« emploi d’étrangers sans titre » ont été aussi retenus. Un des deux autres membres de l’association a été reconnu complice et condamné à huit mois d’emprisonnement avec sursis.

« Juridiquement, c’est une victoire, parce que le tribunal a reconnu la définition de la traite des êtres humains dans ce dossier. En termes de droit, par rapport à ce qu’on a connu auparavant, c’est une évolution », a réagi Marilyne Poulain, membre de la direction confédérale CGT, partie civile. « La traite était cantonnée jusqu’à présent au proxénétisme ou à des réseaux de vol. Désormais, on constate que la justice s’intéresse aux conditions de travail sous cet angle-là. Cette fois, le tribunal a reconnu que nos victimes n’avaient pas rêvé et qu’on avait bien profité de leur statut de sans-papiers pour exiger des services d’eux », a estimé de son côté Maxime Cessieux, avocat des 52 victimes.

Entre 2011 et 2019, en effet, des milliers de personnes migrantes, sans ressources et sans papiers, se sont fait berner par Vies de Paris, association qui avait pourtant pignon sur rue, Place des Fêtes. En lieu et place d’une main tendue, ils ont trouvé dans cette association un piège infernal dont certains peinent encore à s’extirper. Pendant toute la durée du procès, les victimes ont dû faire face à leur ex-patron (que l’on pourrait aussi qualifier d’ex-bourreau). Un homme qui n’a pas hésité à leurrer les plus faibles pour maximiser ses profits, quitte à verser dans le harcèlement sexuel, le travail dissimulé, la traite et la violence erratique.

Un piège redoutable, savamment orchestré

En France, l’exploitation des personnes sans papiers fait souvent la Une des journaux : que ce soit dans le BTP, la restauration, la livraison, les services à la personne ou le ménage, nombreux sont les secteurs et surtout les sous-traitants qui n’hésitent pas à recourir à cette main d’œuvre corvéable à merci car salariée sous le manteau. Pendant le confinement, tribunes et manifestations avaient défendu ces salariés fantômes, qui n’ont aucun droit et dont notre pays dépend. Des personnes que la clandestinité rend d’autant plus vulnérables.

Certaines de ces personnes vulnérables, des hommes, des femmes et même des adolescents, éreintées par un parcours migratoire souvent violent, isolées dans un pays qu’elles ne connaissent pas, ont eu la malchance de passer le pas de la porte de Vies de Paris pour obtenir une domiciliation (l’association a un agrément pour le faire). Si ce service est d’ordinaire proposé gratuitement dans les associations labellisées, à Vies de Paris il était proposé en échange d’un “tarif d’adhésion à l’association”. Dès que la personne pénètre dans le système, tout est fait pour qu’elle croie être en sécurité, prise en charge par une association agréée par l’État. Le logo déjà : une Tour Eiffel, un drapeau bleu blanc rouge ressemble à une signalétique officielle. Leur est remise une carte d’adhérent (qui ressemble à s’y méprendre à un titre d’identité officiel) dont on leur soutient qu’elle a valeur de pièce d’identité lors des contrôles. Le directeur faisait aussi état de proximités avec des agents de la préfecture. « Au début j’ai cru que c’était une association officielle et approuvée par l’État. Comme il octroyait des domiciliations et qu’il y avait des courriers importants qui arrivaient chez lui […]. Et aussi parce qu’il offrait des formations et des stages pour les personnes », a témoigné une victime.

Une fois le pas de la porte passée, les salariés de l’association (des victimes également) vendaient aux personnes des services, de fausses formations (de français, de cuisine, de coaching) présentées comme faisant avancer les dossiers de régularisation. Des formations coûteuses que l’association propose de prendre en charge, créant ainsi de la dette afin d’assurer la dépendance des bénévoles. Ces formations permettent aussi au directeur de faire “son marché” et de repérer celles et ceux qui seront “recrutés” pour continuer d’alimenter la planche à billets. La promesse de cette entrée dans le bénévolat : la remise d’une attestation en fin de période, qui faciliterait prétendument les démarches administratives en vue d’une régularisation.

Une fois que les personnes entrent au service de l’association, de façon totalement illégale encore une fois, c’est un piège qui se referme sur eux. Les conclusions de l’avocate de la partie civile, Me Aline Chanu du cabinet Lepany, sont éloquentes, nous nous les sommes procurées : « les bénévoles se voyaient promettre ce que la direction appelait une « gratification ». Le montant de cette gratification était aléatoire, dépendait du bon vouloir du président, et pouvait aller de 200 à 1 000 euros. Cette rémunération est sans rapport avec le travail réellement accompli par les bénévoles qui, pour la majorité d’entre eux, travaillaient de 8 h 45 à 19 heures (21 heures avant l’intervention de la DIRECCTE), du lundi au samedi (parfois même le dimanche) sans congé et avec des absences rarement autorisées ». Le taux horaire calculé par la DIRECCTE pour cinq bénévoles s’élève entre 4.62 et 0,36 € de l’heure.

Les personnes enfermées dans ce système n’ont pas de temps de repos, pas de temps à consacrer à leur famille ou à leur santé ce qui a créé un climat anxiogène de dépendance extrême par rapport au travail. Le temps de sommeil maximal des bénévoles était de 5 h 36. En plus de ces conditions de travail innommables, les bénévoles étaient également constamment menacés et agressés : tout au long de l’enquête, des femmes – certaines mineures au moment des faits – ont fait état de harcèlement et de violences sexuelles. Des insultes racistes auraient été proférées à l’encontre des uns et des autres tout comme des menaces verbales dont un exemple est cité dans les conclusions de la défense : « Là je vais tout faire pour que vous retourniez au bled » !

Une enquête menée conjointement par l’inspection du travail, la police et la justice

En 2018, deux salariées de l’association Vie de Paris, qui intervenaient sur le volet formation, tirent la sonnette d’alarme et contactent l’inspection du travail : elles s’inquiètent du statut et des missions allouées aux bénévoles étrangers. Après avoir mené des contrôles inopinés dans les locaux de l’association, la DIRECCTE adressait au procureur de la République de Paris en juillet 2020, un signalement sur le fondement de l’article article 40 du Code de procédure pénale. Elle relevait de multiples infractions et envisageait la qualification des infractions suivantes : l’infraction de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié, l’infraction d’emploi d’un étranger non muni d’une autorisation de travail, l’infraction de rétribution insuffisante voire inexistante de plusieurs personnes vulnérables ou dépendantes, l’infraction de soumission d’une personne vulnérable ou dépendante à des conditions de travail indigne ainsi que l’infraction de traite des êtres humains. Parallèlement, les services de police judiciaire menaient des entretiens avec les personnes concernées et après que l’inspection du travail a rendu son rapport sur l’association, en septembre 2021, les trois dirigeants de l’entreprise étaient mis en examen.

Le 18 mars dernier, le parquet de Paris a requis trois années de prison ferme pour le fondateur de l’association Vies de Paris, jugé pour traite d’êtres humains aggravée. Une peine assortie d’un mandat de dépôt. Les deux autres cadres, considérés comme complices, se sont vus requérir respectivement une peine de 18 mois de prison ferme et de cinq mois avec sursis.

L’article 225-4-1 du Code pénal issu de la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 caractérise l’infraction de traite des êtres humains en ces termes : « I. – La traite des êtres humains est le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir à des fins d’exploitation dans l’une des circonstances suivantes : 1° Soit avec l’emploi de menace, de contrainte, de violence ou de manœuvre dolosive visant la victime, sa famille ou une personne en relation habituelle avec la victime ; 2° Soit par un ascendant légitime, naturel ou adoptif de cette personne ou par une personne qui a autorité sur elle ou abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions ; 3° Soit par abus d’une situation de vulnérabilité due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, apparente ou connue de son auteur ; 4° Soit en échange ou par l’octroi d’une rémunération ou de tout autre avantage ou d’une promesse de rémunération ou d’avantage”.

Si ce texte concerne bien cette affaire, ce motif de traite d’être humains aggravée est relativement récent dans ce type de dossier collectif, considère Me Aline Chanu, avocate des 52 victimes accompagnées dans le rang des parties civiles par la CGT et le CCEM. Et c’est bien la première fois, juge-t-elle, que le parquet l’utilise directement, sans que les parties civiles soient passées par une citation directe. « En 2017, j’ai travaillé avec Maxime Cessieux, avocat de la CGT, sur la procédure de l’affaire des coiffeuses de Strasbourg Saint-Denis. Ces travailleuses sans papier n’étaient pas payées, constamment menacées de reconduites à la frontière et elles avaient occupé un salon de coiffure pendant des mois. La procédure pénale engagée par le parquet ne concernait pas la traite à l’époque, il avait fallu faire une citation directe sur ce sujet. La traite, c’était plus lié aux dossiers d’esclavage moderne chez les particuliers employeurs. Mais en collectif, on change vraiment de prisme et d’échelle. Que le parquet poursuive pour traite sur ce dossier-là, on voit que les choses évoluent ».

Pas à son coup d’essai

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Me Aline Chanu porte son dossier avec beaucoup de cœur. Encore aujourd’hui, on peut entendre dans sa voix la fougue de sa plaidoirie, les victimes qu’elle représente ont vécu un enfer. « La grande particularité de ce dossier, c’est que les femmes ont vécu pour la plupart des violences sexistes et sexuelles. Les hommes c’était des humiliations, des injures racistes. Et pour tous, ils ont été déshumanisés, Vies de Paris a fait le vide autour d’eux, ils ont été plongés dans un état de dépendance totale… Les dirigeants faisaient en sorte que les gens ne puissent pas se parler. Ils déconstruisaient les équipes régulièrement pour qu’aucuns liens ne se créent hors de leur contrôle. Ils vivaient dans un climat de terreur : chaque pas de travers s’accompagnait de représailles, de non-versement de salaire. Dans les textos qui ont été saisis on a vu le directeur écrire “les putes”, “les cas sociaux”, “les glandeurs”, “les Arabes” pour parler des bénévoles. À une victime qui voulait se rendre au chevet de son fils : “c’est Vies de Paris ou c’est ton fils”! ».

Selon l’avocate cette affaire est révélatrice des conséquences de la politique migratoire de notre pays et du désengagement de l’État sur ces questions. « Comme il est très compliqué en France d’être régularisés par le travail, on se retrouve avec des gens qui profitent de cette misère. Comment est-ce possible qu’il n’y ait pas eu plus de contrôles sur les activités des associations qui ont l’agrément pour faire de la domiciliation, qui font face à un public vulnérable ? ».

L’avocate est d’autant plus furieuse que dans le cas de Vies de Paris, les choses auraient pu être évitées : à Bobigny, en 2015, la même association s’était implantée dans les bidonvilles roms, il avait été écarté de la nouvelle municipalité qui s’était rendu compte que l’association escroquait les bénéficiaires et la municipalité en faisant payer des emplacements, vendait de la lessive mise à disposition par les pouvoirs publics… Le média Bondy Blog avait publié une enquête effarante : « Pourquoi n’y a-t-il eu aucune poursuite ? Parce qu’il n’y a pas de volonté politique », se demande l’avocate. Les réquisitions du parquet ont en tout cas rassuré l’avocate « trois ans ça paraît peu vu les faits, mais dans ce type de dossier il semblerait qu’il faille s’en satisfaire », dit-elle. Mais c’est surtout pour ses clients, que l’avocate est heureuse : la procédure fait partie du long cheminement vers la réparation. Ils ont tous obtenu des titres de séjour ce qui leur permet de vivre normalement. « J’ai plaidé sur le préjudice de la perte d’humanité : leur individualité a été niée, ils ont été désubjectivisés, ils étaient interchangeables. Retrouver sa subjectivité, son libre arbitre, c’est long, c’est compliqué. On a eu beaucoup de mal à leur faire parler du préjudice, de ce qu’ils ressentaient. Beaucoup racontent les cauchemars, la terreur d’être en retard au travail, de demander des jours de congé. Leurs traumatismes sont très importants ». Pour les 52 victimes de Vies de Paris, et les milliers d’autres qui ne se sont pas portées partie civile, ce procès permet de se reconstruire. Pour la justice, ce dossier pourrait bien devenir emblématique.

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