Les cours criminelles départementales n’empêchent pas la correctionnalisation des viols

Publié le 23/01/2025

Et si on avait, en créant les cours criminelles départementales (CCD), sacrifié le jury populaire pour rien ? Un rapport de l’Inspection générale de la justice met en doute le fait que ces cours aient permis d’endiguer le phénomène de correctionnalisation des viols. Les explications de Benjamin Fiorini. 

Les cours criminelles départementales n’empêchent pas la correctionnalisation des viols
Photo : ©Keryann/AdobeStock

Les cours criminelles départementales (CCD) ont-elles permis de « régler [le problème de] la correctionnalisation des viols », comme l’avait prétendu l’ancien garde des Sceaux, M. Éric Dupond-Moretti ? La réponse est clairement négative, comme cela ressort du rapport de l’Inspection générale de la justice (IGJ) remis au même garde des Sceaux en mars 2024, qui vient d’être révélé au grand public par Dalloz actualités. Le rapport met en lumière la poursuite de cette pratique – et d’ailleurs, il suffit de pousser la porte d’un tribunal correctionnel pour constater que les viols sont encore fréquemment requalifiés en agressions sexuelles.

Une question subsidiaire se pose alors : les CCD ont-elles, plus modestement, permis de réduire le recours à la correctionnalisation, tout particulièrement des viols ?

Sur ce point, la lecture du rapport montre clairement deux choses : (1) l’affaiblissement du recours à la correctionnalisation demeure incertain et, dans l’hypothèse la plus optimiste, limité ; (2) quand bien même cette dé-correctionnalisation serait avérée, il est impossible, en l’état, d’en imputer le mérite aux CCD, plusieurs facteurs étant susceptibles de l’expliquer.

Une dé-correctionnalisation incertaine et limitée

Concernant l’existence d’un phénomène de dé-correctionnalisation, l’IGJ se montre particulièrement circonspecte, en relevant qu’ « il est, par essence, très compliqué d’arriver à calculer finement les phénomènes de correctionnalisation et de « dé-correctionnalisation », faute de disposer d’outils statistiques adéquats. »

Ces précautions prises, l’IGJ constate néanmoins l’existence d’éléments « parcellaires » laissant penser qu’entre 2019 et 2023, s’est amorcé un mouvement de dé-correctionnalisation. Pour parvenir à ce constat, elle s’est penchée sur les données statistiques de l’administration pénitentiaire relatives aux mis en examen placés en détention provisoire pour des crimes sexuels, en s’intéressant à l’évolution de l’infraction la plus grave retenue contre eux entre le mandat de dépôt initial et la fin de l’information judiciaire. En procédant à cette comparaison, l’IGJ remarque que sur la période envisagée (rien n’est dit sur une éventuelle évolution antérieure), le passage d’une infraction criminelle à une infraction délictuelle, qui peut constituer un signe de correctionnalisation, a diminué (254 occurrences en 2019, contre 204 en 2023).

Toutefois, l’IGJ se montre très précautionneuse quant à l’interprétation de cette évolution et au rôle des CCD dans sa survenue.

S’agissant de l’ampleur véritable de la dé-correctionnalisation, l’IGJ relève qu’ « il convient naturellement d’observer une grande prudence quant à l’interprétation de ces résultats, au regard des biais méthodologiques tenant à la limitation de cette étude aux correctionnalisations in fine – hors correctionnalisations ab initio – et à la base statistique qui est réduite aux seules personnes ayant fait l’objet d’un mandat de dépôt, ce qui exclut les mis en examen soumis ou non à une autre mesure de sûreté. » Autrement dit, l’IGJ souligne que les données qu’elle a tenté d’exploiter pour mesurer le recul éventuel de la correctionnalisation sont doublement parcellaires : d’une part, parce qu’elles ne tiennent pas compte des correctionnalisations ab initio décidées par les procureurs ; d’autre part, parce qu’elles ne permettent pas de connaitre l’évolution de la situation pénale des mis en examen n’ayant pas été placés en détention provisoire (un cas pourtant fréquent, notamment dans les affaires de viol lorsque les faits sont anciens). Il s’agit donc de données trop imprécises pour en tirer des conclusions définitives. Pour ce faire, il aurait fallu analyser un à un chacun des dossiers concernés, travail que l’IGJ n’a pu conduire.

L’impact des CCD est sujet à caution 

Toutefois, même à admettre qu’un mouvement de dé-correctionnalisation s’est amorcé, rien dans le rapport de l’IGJ ne permet de le rattacher pleinement ou partiellement à l’apparition des CCD. Au contraire, plusieurs éléments laissent penser qu’il proviendrait d’autres facteurs.

Premièrement, il ressort du rapport que le moindre recours à la correctionnalisation pourrait s’expliquer par une évolution culturelle, dans la mesure où les victimes de viol, tout comme les acteurs de la justice, sont de moins en moins enclins à accepter la requalification de cette infraction en agression sexuelle. Le rapport souligne à ce titre que « tous les interlocuteurs de la mission, magistrats comme avocats, relèvent le refus massif (…) des plaignants et parties civiles d’accepter désormais la correctionnalisation de faits constitutifs de viol. De même, semble croître une tendance culturelle identique au sein de la communauté des professionnels judiciaires. » Une partie importante de la dé-correctionnalisation ne serait donc pas imputable aux CCD, mais à un contexte sociétal incitant les victimes de viols, les avocats et les magistrats à refuser de sous-qualifier cette infraction.

Deuxièmement, l’IGJ souligne que les chiffres sur lesquels elle s’appuie « ne permettent pas de distinguer entre les correctionnalisations en opportunité et les correctionnalisations pour motifs juridiques tenant notamment à l’absence de caractérisation de l’élément matériel de l’infraction criminelle. » Or, il est probable qu’une partie non-négligeable de la dé-correctionnalisation observée soit imputable aux récentes modifications de l’élément matériel de l’infraction de viol, qui en ont facilité la démonstration sur le terrain probatoire. On pense notamment à la loi n° 2021-478 du 21 avril 2021, qui (1) a inclus dans l’élément matériel du viol les rapport bucco-génitaux sans pénétration et (2) a rendu la qualification de viol quasi automatique lorsqu’un majeur ayant plus de cinq de différence d’âge avec un mineur de quinze ans a eu avec lui un contact sexuel impliquant une pénétration ou un acte bucco-génital (ce qui dispense de l’obligation de démontrer le recours à la violence, la menace, la contrainte ou la surprise pour prouver le viol). Il est probable que ces réformes, en allégeant la charge de la preuve, aient fait reculer la correctionnalisation, sans que cela ne puisse être mis au crédit des CCD.

Troisièmement, l’IGJ note que 49% des chefs de cours interrogés estiment que les CCD n’ont eu selon eux aucun impact sur la correctionnalisation, quand seulement 43% se prononcent en sens inverse.

Quatrièmement, même en admettant que les CCD aient pu jouer un rôle partiel en termes de dé-correctionnalisation, celui-ci ne pourrait se poursuivre qu’à la condition qu’elles ne soient pas engorgées. Or, le rapport montre qu’elles le sont déjà…

Enfin, même si l’IGJ n’insiste pas sur ce point qui était extérieur au périmètre de sa mission, il faut relever que si l’impact réel des CCD sur la correctionnalisation reste douteux, il est en revanche certain qu’elles ont fait naître un nouveau mécanisme de minimisation des violences sexuelles : la « cour-criminalisation », qui se manifeste par l’ « oubli » fictif de circonstances aggravantes accompagnant certains viols (tortures, actes de barbaries, racisme, sexisme) qui justifieraient normalement leur jugement aux assises. Par ailleurs, dans la mesure où les CCD se caractérisent par l’absence de jurés citoyens et une procédure plus rapide, il n’est pas exagéré de voir dans leur fonctionnement une forme inavouée de correctionnalisation, faisant symboliquement du viol un « crime de seconde classe » comme certains collectifs féministes l’ont justement dénoncé.

Dans la mesure où le rapport de l’IGJ relève par ailleurs que les CCD ont été incapables d’atteindre l’objectif de réduction des délais qui leur avait pourtant été assigné à titre principal, comme cela a été reconnu par le procureur général près la Cour de cassation, M. Rémy Heitz, et par le rapport de l’IGJ susmentionné, une seule conclusion s’impose : les CCD ont sacrifié le jury populaire pour… rien !

Il convient donc de poursuivre le combat pour rétablir la compétence des cours d’assises et du jury populaire pour juger l’ensemble des crimes, seule façon de rendre aux Français le pouvoir de juger les crimes dont ils ont été injustement privés !

 

 

 

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