Benjamin Fiorini : « C’est le moment de se mobiliser contre la disparition des jurys populaires ! »

Publié le 22/03/2023

Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’université de Paris 8 Vincennes – Saint Denis, juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile à Montreuil, Benjamin Fiorini est aussi le fer de lance de la défense des jurys populaires. Alors que les cours criminelles départementales doivent peu à peu les remplacer dans la moitié des affaires criminelles, Benjamin Fiorini continue à fédérer avocats et politiques pour leur sauvegarde. Entretien.

AJ: Pourquoi êtes-vous devenu le fer de lance de cette mobilisation ?

Benjamin Fiorini : Je voyais dans la suppression des jurys populaires le paroxysme de la justice gestionnaire, qui voit tout sous le prisme des chiffres et des flux. Cette logique a déjà beaucoup entamé la qualité des procès pénaux : je pense aux comparutions immédiates, aux comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) où la culpabilité se négocie alors qu’on sait que cela crée des erreurs judiciaires. Pour déstocker, on va désormais jusqu’à sacrifier la participation des citoyens dans plus de la moitié des affaires criminelles. Les jurys populaires sont pourtant un héritage révolutionnaire. Notre garde des Sceaux était d’abord contre leur suppression. J’ai été très attentif à leur expérimentation et je me suis beaucoup renseigné sur l’histoire de ces jurys et sur le vécu des jurés. J’ai appris énormément de choses, qui m’ont déterminé à me battre contre leur suppression.

AJ : Qu’avez vous appris sur ces jurys ?

Benjamin Fiorini : L’histoire du jury populaire en France est assez complexe. Il date seulement de 1791 et a subi beaucoup de bouleversements. Les premiers jurys s’inscrivaient dans une logique juridique anglo-saxonne : il y avait un jury d’accusation et un jury de jugement, ce que les Américains appellent encore « grand jury » et « petit jury ». Il n’y avait pas de magistrats à siéger à leurs côtés : c’était une expérience démocratique pure. Il y a ensuite eu des courants historiques plus ou moins favorables aux jurys. Leur organisation a évolué pendant la période napoléonienne, puis sous le régime de Vichy. Puis, ce n’est qu’en 1978 que les citoyens ont commencé à être tirés au sort sur les listes électorales. Auparavant, des commissions les sélectionnaient soigneusement afin d’obtenir des jurys de notables. Aujourd’hui, le tirage au sort sur les listes électorales permet une représentation plus fidèle de la population, même si beaucoup de Français ne sont pas inscrits sur ces listes. Les Américains, pour ne pas risquer d’être discriminants, font le tirage à la fois sur les listes électorales et dans le fichier des permis de conduire. Je me suis renseigné également sur le ressenti des jurys. On peut avoir des a priori et se dire que c’est une expérience traumatique d’être tiré de son quotidien pour suivre une affaire horrible… Mais les ouvrages d’ethnologie, fruits de rencontres entre des chercheurs et des jurés, nous montrent que dans l’infinie majorité des cas, c’est une expérience à la fois extraordinaire et marquante pour tous ceux qui la vivent. Certains avocats disent qu’il y a des pressions de la part des présidents et que les jurys sont une façade démocratique, mais cela ne ressort pas des témoignages de la majorité des intéressés. Les jurés ont tendance à parler de leur expérience à leur entourage : leur famille et leurs amis vont de ce fait avoir une vision plus prudente, nuancée et complexe de l’œuvre de justice. C’est une bonne chose d’avoir ce rapport à la chose publique, de s’investir dans la collectivité, plutôt que de réserver ces décisions à des élites. Le jury citoyen est le dernier espace de démocratie directe que nous connaissons. C’est le seul endroit où on demande à la population de voter, non pas pour élire des représentants, mais pour prendre elle-même des décisions importantes. Sacrifier cet espace-là est problématique, préoccupant et dangereux.

AJ : Comment en est-on arrivé à cette idée de faire disparaître les jurés ?

Benjamin Fiorini : La justice d’assises est reconnue comme étant de grande qualité et même dépeinte comme un luxe. Mais elle se déroule sur un temps long. Il y avait trois objectifs visés par cette réforme. Le premier était de gagner du temps. La justice d’assises a tendance à s’étaler : par exemple, juger une affaire de viol prend en général 2 ou 3 jours. Le délai d’audiencement est également long, du fait de la phase de tirage au sort des jurés, cela s’étire souvent entre un an et deux ans. Comme la phase d’instruction est longue elle aussi, plus de cinq ans peuvent s’écouler entre les faits et le procès. C’est un vrai problème, à la fois pour les victimes et pour les accusés, qui en plus sont parfois en détention provisoire et peuvent finalement être acquittés par la cour d’assises. La deuxième idée était de faire des économies. Les jurés ont droit à des indemnités de 90 euros par jour, auxquelles il faut ajouter les frais de transport et d’hébergement. Ce montant, assez faible, pèse néanmoins sur les finances publiques. Le denier argument, apparu plus tard dans le débat, était d’éviter le phénomène de correctionnalisation. La justice d’assises étant trop longue à se mettre en place, une pratique a consisté à correctionnaliser certains viols. On oublie certaines circonstances de l’infraction pour les juger comme des agressions sexuelles, moins sévèrement punies par le Code pénal. Les auteurs sont alors, de manière fictive, poursuivis pour agression sexuelle devant un tribunal correctionnel. Personnellement, je suis favorable à ce que l’on essaye de juger les mis en cause plus rapidement et pour qu’on lutte contre la correctionnalisation du viol. Simplement, les cours criminelles ne sont pas la bonne solution. Le rapport d’évaluation l’a d’ailleurs démontré !

AJ : Que dit précisément le rapport d’évaluation de ces cours criminelles départementales ?

Benjamin Fiorini : Le rapport rendu en octobre 2022 par le comité d’évaluation et de suivi de la cour criminelle départementale est pour le moins mitigé. Il montre certes que le temps d’audience devant une CCD serait, à contentieux identique, environ 12 % moins long que celui devant une cour d’assises. Mais les auteurs montrent que les cours criminelles départementales ne permettent pas un gain de temps extraordinaire : dans les faits, on gagne 4 mois d’audiencement, que l’on perd ailleurs. Déjà, parce que le taux d’appel augmente. On pourrait se dire que c’est parce que les magistrats sont plus sévères. Le rapport montre l’inverse : les peines prononcées sont légèrement plus faibles en matière de viol, et pourtant le taux d’appel pour cette infraction est de 23 % devant les cours criminelles contre 17 % devant les cours d’assises. Au vu de ces données, il est difficile d’expliquer pourquoi il y a davantage d’appels. Mon interprétation est la suivante : les audiences sont moins longues, et cela signifie que l’on passe moins de temps à écouter les gens. Les accusés ont moins de satisfaction par rapport à la qualité de la justice et ont plus tendance à faire appel. Toutes infractions confondues, le taux d’appel est de 15 % aux assises et passe à 21 % devant les cours criminelles. Le gain de temps en amont est donc perdu en aval. En outre, il faut remplacer les jurés par des magistrats : ils seront 5 à siéger dans ces cours criminelles, contre 3 en cours d’assises. Cela signifie qu’il faut aller chercher 2 assesseurs de plus : des juges pénaux, des juges aux affaires familiales, des juges du contentieux de la protection. Par exemple, à Lille, les magistrats qui passaient 3 semaines aux assises passeront désormais 5 semaines en cours criminelles. Pendant qu’ils jugent en cours criminelles, ils délaissent leur contentieux. Un juge aura 2 semaines de moins pour travailler sur son contentieux. Pour gagner un peu de temps en cour criminelle, on perd du temps sur les autres affaires. Dans les petites juridictions, qui fonctionnent avec 8 magistrats, vous videz les juridictions de leurs forces vives. Car ces cours départementales vont siéger en même temps que les cours d’assises qui vont perdurer. Le rapport dit bien que, pour que ces cours criminelles fonctionnent, il faudrait renforcer les effectifs de magistrats et de greffiers. Et construire de nouvelles salles d’audiences pour qu’elles puissent siéger en plus des cours d’assises. Or pour le moment, il n’y a pas d’annonce à ce sujet. Le rapport montre qu’on a fait siéger ces cours criminelles là où siégeaient les tribunaux correctionnels. Si on procède à ces recrutements et que l’on créée de nouvelles salles d’audience, on ne sait pas si ces cours criminelles coûteront moins cher. Pourquoi ne pas investir dans la justice d’assises, conserver le jury citoyen et aller plus vite dans le traitement des affaires ? Enfin, le rapport montre qu’aucune décorrectionnalisation n’a été constatée en 3 ans d’expérimentation. Cet argument, qui était devenu un pilier de la réforme, s’effondre.

AJ : Les détracteurs du jury prétendent que les décisions rendues par les cours d’assises sont plus aléatoires. Qu’en dites-vous ?

Benjamin Fiorini : Ce n’est pas un argument mis en avant par les promoteurs des cours criminelles. Développer cet argument officiellement reviendrait à remettre totalement en cause l’existence même du jury populaire. C’est en revanche un argument qui est revenu dans les discussions avec des avocats ou magistrats. Ce n’est pas un argument vérifié par l’expérience. Pour ce qui est du résultat du procès, un jugement en cour criminelle ou en cour d’assises est sensiblement le même. Le rapport d’évaluation montre ainsi que les peines prononcées sont très proches, et que et que le taux d’acquittement est sensiblement le même.

AJ : Pourquoi dites-vous que ces cours criminelles vont à l’encontre de l’importance donnée à la lutte contre les violences faites aux femmes ?

Benjamin Fiorini : Ces cours criminelles vont juger essentiellement des viols, à hauteur de 90 %. En pratique, on crée donc une juridiction spéciale pour les affaires de viols, dont la particularité est de faire disparaître les jurys citoyens. C’est assez curieux, à une heure où on essaye de sensibiliser les citoyens aux violences sexistes et sexuelles, de les priver d’avoir un droit de regard et une prise directe sur ces affaires. Des associations féministes ont rejoint notre combat pour cette raison, et nous avons également des sollicitations de l’étranger, qui s’étonne de ce choix. À raison: ce n’est pas dans l’air du temps, à l’heure où les violences sexuelles sont devenues une grande cause nationale.

AJ : Comment menez-vous campagne ?

Benjamin Fiorini : Après les élections de 2022, j’ai décidé de me lancer dans cette bataille. En octobre 2022, j’ai approché la députée EELV, Francesca Pasquini pour donner à ce combat une traduction politique. Notre rencontre a débouché sur une proposition de loi visant à préserver le jury populaire. J’ai ensuite approché des organisation syndicales, des associations et des personnalités du monde judiciaire, afin qu’elles soutiennent cette proposition de loi. Ce soutien a pris la forme d’une tribune publiée le 4 novembre 2022 dans le journal Le Monde, et il y a eu, parmi les signataires, des avocats célèbres comme Henri Leclerc ou Frank Berton, et des organisations comme le Syndicat des avocats de France (SAF), le Syndicat de la magistrature et la Ligue des droits de l’Homme. La tribune a également eu un très bon écho chez les magistrats et les greffiers. C’est un thème fédérateur, même chez les non-juristes. La disparition des jurys populaires bouleverse notre inconscient judiciaire collectif. Cette proposition de loi pourrait être votée en avril 2023 lors de la niche parlementaire du groupe EELV. Il n’est pas acquis qu’elle soit votée : très peu de textes passent. Mais celui-ci suscite un intérêt croissant. Si un tel texte pour la sauvegarde des jurys populaires venait à être débattu, la nouvelle composition de l’Assemblée nationale devrait nous permettre d’avoir une nouvelle majorité arithmétique. Par ailleurs, j’ai déposé une pétition citoyenne sur le site du Sénat qui, si elle recueille suffisamment de signataires, obligera le Sénat à discuter de la préservation du jury populaire.

AJ : Est-il encore temps de se mobiliser contre la suppression des jurys ?

Benjamin Fiorini : Les avocats, très pris, ont peu de temps pour suivre l’activité législative. Cependant, la tribune du 4 novembre a réveillé les consciences. En outre, le rapport d’expérimentation des cours criminelles départementales, rendu en novembre 2022, était pour le moins mitigé, voire très négatif. Des motions contre les cours criminelles ont depuis été adoptées par plusieurs barreaux (Paris, Toulouse, Nantes, etc.), ainsi que par le CNB, et la Conférence des bâtonniers. La mobilisation est encore possible. Les cours criminelles départementales se mettent en place petit à petit dans la plupart des départements. Elles devaient être généralisées à partir du mois de janvier, mais pour la plupart des départements, elles seront initiées seulement au printemps, parfois même à partir de septembre. C’est le moment pour les barreaux de prendre des motions contre les cours criminelles. Les défenseurs du jury populaire, dont je fais partie, espèrent que l’on ait un débat à l’Assemblée nationale en avril et qu’on puisse revenir au système antérieur avec une remise en place progressive des cours d’assises.

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