Une tentative de viol collectif jugée douze ans après les faits : l’absurde lenteur de la justice

Publié le 07/01/2025

Trois personnes sont jugées, mais une seule comparaît devant le tribunal d’Évry : une femme de 30 ans qui répond de faits commis au sortir de l’adolescence. Sans partie civile et alors que la principale prévenue est insérée, quel est le sens d’un procès si éloigné des faits ?

Une tentative de viol collectif jugée douze ans après les faits : l'absurde lenteur de la justice
La salle des pas perdus du tribunal d’Évry  (Photo : ©I. Horlans)

Nous sommes le 20 décembre 2024, et les faits remontent au 19 décembre 2012. Cela fait donc 12 ans et un jour qu’Assia* aurait commis les actes pour lesquels elle comparaît « volontairement », c’est-à-dire qu’elle n’a pas été citée à comparaître. Ses deux coprévenus, Bob et Lionel, sont absents. Le tribunal n’en est ni étonné, ni contrarié. Il semble que si ce dossier a fini par être inscrit sur un rôle d’audience, la veille des vacations de Noël, c’est qu’il fallait bien finir par juger ces faits d’arrestation, enlèvement, séquestration ou détention arbitraire, violences en réunion, menace ou acte d’intimidation et tentative d’agression sexuelle, qui ont valu une instruction avant de s’évanouir dans le néant.

Les faits paraissent à la fois graves et banals. Ils ne sont pas complexes, mais flous : une pluralité de récits se télescopent sur procès-verbaux, et de cela, les juges doivent extraire une vérité judiciaire. Le tribunal débute par un résumé. C’est la version de l’accusation, mais elle colle, le plus souvent, à la celle de la plaignante.

« Tes qu’une pute, fais ton travail »

Cet après-midi du 19 décembre 2012, Fatima a rejoint ses deux amies, Assia et Rebecca, pour traîner ensemble. Elles rejoignent quatre garçons de leur âge. Fatima est entraînée dans une cave où se trouvent déjà trois garçons, ce qui en fait sept en tout. Assia et Rebecca demandent à Fatima de faire des fellations aux garçons. Elle refuse, mais elle est bloquée dans cette cave. L’une des filles, postée devant la porte (c’est la soeur d’Assia, qui les y a rejoints), l’insulte : « T’es qu’une pute, fais ton travail et après, on s’en va toutes. » Un garçon demande à être « servi », deux autres rigolent. Fatima crie. Lionel lui demande d’arrêter, et de « les sucer tous ». Fatima pleure. Elle est prise de panique et a du mal à respirer. Lionel décide d’arrêter là et fait sortir tout le monde.

Une fois dehors, elle est immédiatement frappée par Assia et assaillie par les autres filles, tandis que deux garçons la tiennent. Fatima se débat et insulte tout le monde. Elle parvient à s’enfuir en courant, mais est rattrapée par Assia, encore elle, sa soeur et son amie. Elle est tirée par les cheveux, frappée au sol et tenue par les garçons. Aux policiers, elle dit qu’elle sent des mains se glisser sous ses vêtements, que des garçons tentent de la déshabiller. Finalement, la soeur d’Assia la relève en la tirant par les cheveux. Elle demande des excuses, que Fatima bredouille avant d’être libérée, de s’enfuir vers la gare de RER de Massy où elle fait un malaise. C’est en se réveillant qu’elle repère les trois agresseuses traînant sur le parvis de la gare. Elle appelle le commissariat de Massy, qui envoie une patrouille les interpeller.

Aujourd’hui, Assia, est donc seule et sans avocat face à trois juges dans une salle d’audience vide. Elle a eu le temps de réfléchir aux faits. Elle reconnait la séquestration, les violences et les menaces, mais pas la tentative d’agression sexuelle, ce qui est déjà mieux que pendant l’instruction. « Les faits sont anciens, ça fait maintenant 12 ans, qu’est-ce que vous pouvez me dire ?

— Je voulais m’excuser pour tout le mal que j’avais fait. Douze ans plus tard, en réfléchissant, c’est n’importe quoi.

— La victime était l’une de vos relations ?

— C’était ma meilleure amie.

— Qu’est-ce qui fait qu’on en arrive là ? Quel était le litige ?

— Elle m’a trahie. En fait, elle a mal parlé de mes parents handicapés, dans mon dos, et ça m’a blessée. J’avais 18 ans et j’ai agi sous le coup de l’émotion. Je n’ai pas pensé aux conséquences (voix étranglée par l’émotion, la prévenue revit cette journée) ».

C’est au cours d’une soirée, auprès de Bob, co-prévenu absent aujourd’hui, que Fatima persifle sur les parents d’Assia, Assia elle-même et sa soeur, lui « faisant une réputation ». Bob menace de tout répéter autour de lui, sauf si elle lui fait une fellation. Fatima refuse, Bob répète, Assia l’apprend et ourdit sa vengeance, qui se soldera pour Fatima par cinq jours d’ITT.

« Est-ce qu’il y avait une volonté d’humilier ? »

À la demande de la présidente, Assia poursuit son récit de la journée des faits. « Quand j’apprends qu’elle parle, je veux la voir et régler l’histoire. À l’époque, je trainais toujours avec elle.

— Elle dit que le jour même, elle vous trouve bizarre. ‘Avec le recul, ça se voit qu’elle a quelque chose derrière la tête’. Elle explique que vous rejoignez les autres filles, et ce serait passé ce qu’elle dénonce après. Avez-vous le projet de la frapper, et un autre projet de nature sexuelle ?

— J’avais le projet de la taper, toute seule.

— Comment allez-vous dans le bâtiment ?

— On arrive à la gare de Massy et on s’arrête devant le bâtiment.

— Vous rentrez dans le bâtiment ?

— Non.

— Vous n’allez pas dans une cave ?

— Non, on s’est tapées dessus devant le bâtiment, tout le monde s’est interposé, on s’est retrouvés dans une cage d’escalier après qu’elle s’y est réfugiée, et la bagarre a continué.

— Où se trouvent les garçons, à ce moment-là ?

— Encore dehors.

— Ils sont allés dans la cave ?

— Oui.

— Et Fatima ?

— Non.

— Les autres disent que vous êtes dans la cave, Fatima le dit également. Vous êtes sûre ?

— Sûre.

— Est-ce qu’il y avait une volonté d’humilier Fatima ?

— Pas à ce moment précis. Mais avant de la frapper, oui.

— De l’humilier comment ?

— Avec la parole.

— Des SMS en procédure permettent de penser qu’il y avait un projet d’humiliation sexuelle. SMS de votre soeur (condamnée par le tribunal pour enfants) envoyé à votre amie (finalement pas poursuivie) : « Elle va aller faire ses bails dans les caves et nous on va la péta à la sortie. » Les personnes présentes affirment : « Elle (Fatima) devait sucer des mecs et s’expliquer avec Assia. » Comment ça se fait que vous soyez la seule à ne pas avoir connaissance de ce projet de nature sexuelle ? Je suis un peu étonnée que vous ne vous en souveniez pas.

— Ça fait douze ans, Madame.

— Oui, mais c’est le moment clef, quand même.

— …

— (Juge assesseur fronçant les sourcils) Parlez plus fort, vous bredouillez, on ne comprend rien.

— Y’a un acte de violences devant le bâtiment et d’intimidation devant la garde de Massy.

— Lui dites-vous : ‘appelle pas les flics, sinon on va te niquer’ ?

— Oui.

— Est-ce que Lionel l’aide ?

— Il la prend à part pour lui parler.

— Quelle perception avez-vous du rôle de Bob ?

— Pour moi, il n’aurait pas dû s’en mêler. »

La juge, le citant, dit de lui qu’il était là « pour voir ».

C’est à peu près tout ce que les juges peuvent extraire d’une prévenue, si longtemps après un événement qui n’a duré que quelques minutes. La scène était confuse, tout le monde était en proie à l’émotion, et la prévenue regrette sincèrement ce qu’elle reconnait avoir commis. Elle a aussi le mérite d’être venue et d’avoir en quelque sorte sauvé la face de ce dossier en lui offrant une fin plus digne qu’un procès sans prévenus ni victime. « Ça ne vous est plus arrivé, une situation comme ça ? » demande la présidente.

« C’était pour défendre l’honneur de la famille ?

Non. Le casier d’Assia et de ses deux coprévenus est vierge. Elle est désormais assistante d’éducation et assistante maternelle. « Mis en perspective avec les faits qui vous sont reprochés, qu’est-ce que ça vous inspire ? » Assia pleure. « Vous êtes émue, pour quelle raison ?

— Cette affaire a des répercussions, même douze ans après, sur mon mental et dans ma famille.

— Vous y repensez ?

— Ben, oui.

— Vous avez hésité à venir à l’audience aujourd’hui ?

— Non, pas du tout.

— En fait, tout ça, c’était pour défendre l’honneur de la famille ?

— Oui.

— Si ça se présentait à nouveau, comment vous réagiriez ?

— J’irai au commissariat. »

Le procureur en son réquisitoire s’interroge rhétoriquement sur le discours de la prévenue : « Elle conteste les faits dans la cave : pourquoi ? C’est une coquetterie ? » Non. « Ce sont les faits les plus ennuyeux pour elle », pense-t-il. Il reprend le récit des faits et en vient vite à la peine : « Elle s’est intégrée, elle comparaît seule sans avocat, elle avance. Je ne m’opposerai pas à la non-inscription au B2 de sa condamnation, car elle exerce une profession en lien avec l’éducation. » Deux ans pour elle et pour Bob, 18 mois pour Lionel, sont les peines demandées. Assia n’a rien à dire de plus pour sa défense. Le délibéré est court, relaxe Assia des faits de tentative d’agression sexuelle et condamne les trois prévenus à 18 mois (Assia et Bob) et 12 mois de prison avec sursis (Lionel).

 

*Tous les prénoms ont été changés

Plan