Le droit pour un avocat de communiquer avec un détenu relève d’une liberté fondamentale

Publié le 06/06/2023

Le droit pour les détenus de communiquer librement avec leur avocat relève d’une liberté fondamentale selon le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique. Cette décision (TA de la Martinique, référé, 2 juin 2023, M. O. et Ordre des avocats de Martinique, accessible en intégralité à la fin de l’article) est intéressante à un double titre : d’une part, elle permet de préciser le statut de l’avocat, élément garantissant l’Etat de droit et, d’autre part, la liberté fondamentale reconnue présentement dans le milieu de la prison où généralement tout se sait et rien ne se dit.

Le droit pour un avocat de communiquer avec un détenu relève d’une liberté fondamentale
Photo : ©AdobeStock/Alswart

O., avocat, s’est rendu dans les locaux du centre pénitentiaire de Ducos, le 16 mai 2023, afin d’y rencontrer des clients détenus. A son entrée dans l’établissement, l’équipe de surveillance a constaté la présence d’un téléphone portable dans ses effets personnels. Ce téléphone a alors été déposé en consigne et M. O. a pu le récupérer à l’issue de ses entretiens. Estimant toutefois que M. O. avait tenté d’introduire illégalement ce téléphone dans l’établissement, le directeur du centre pénitentiaire de Ducos a signalé les faits à la procureure de la République près le tribunal judiciaire de Fort-de-France et au bâtonnier de l’ordre des avocats de Martinique et, par une décision du 23 mai 2023, afin d’éviter la réitération d’un tel incident et garantir la sécurité de l’établissement, le tribunal a interdit à M. O. d’accéder à l’établissement.

Par une requête enregistrée le 1er juin 2023, M. O. et l’ordre des avocats de Martinique demandent au juge des référés, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l’exécution de cette décision du 23 mai 2023, et d’enjoindre au directeur du centre pénitentiaire de Ducos de rétablir le libre accès de M. O au centre pénitentiaire de Ducos, afin qu’il puisse y exercer sa profession d’avocat, et s’entretenir avec ses clients détenus.

Par une ordonnance rendue le 2 juin 2023, le juge des référés administratif martiniquais a suspendu la décision litigieuse et enjoint au directeur du centre pénitentiaire de Ducos, sans délai, de prendre toutes les mesures permettant à M. O., en sa qualité d’avocat, d’accéder aux locaux du centre pénitentiaire de Ducos et de s’y entretenir avec ses clients.

Le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique a été saisi sur le fondement du référé-liberté prévu par l’article L. 521-2 du code de justice administrative qui impose au juge de se prononcer dans un délai de 48 heures.

Ce référé exige essentiellement deux conditions :

*l’urgence ;

*une atteinte grave et manifestement illégale portée par l’administration à une liberté fondamentale.

Nous commenterons cette décision en abordant en premier lieu, la condition d’urgence qui a été contestée par l’administration et en deuxième lieu, nous traiterons de la liberté fondamentale en cause.

I – Sur la condition de l’urgence

S’agissant d’une mesure touchant l’exercice d’une activité professionnelle, en l’espèce celle d’un avocat, la condition d’urgence exigée nous paraissait évidente dans les circonstances de l’espèce.

Pourtant, celle-ci a fait l’objet d’une discussion devant le juge des référés.

Il faut rappeler que la condition d’urgence exigée par l’article L. 521-2 du code de justice administrative pour le référé-liberté est renforcée et amplifiée au regard de celle imposée par l’article L. 521-1 du même code pour le référé-suspension.

Ainsi, en matière de référé-liberté, cette condition d’urgence est appréciée de manière plus restrictive.

Dans son mémoire en défense enregistré le 2 juin 2023, le ministère de la Justice contestait cette condition d’urgence.

L’un des arguments soulevés en défense était le fait que l’interdiction d’accéder au centre pénitentiaire de Ducos imposé à M. O. ne remettait pas en cause le droit pour toutes les personnes détenues de disposer d’un avocat dès lors que l’avocat en cause disposait d’autres moyens de communication que les parloirs d’avocats.

Qu’en tout état de cause, M. O. pouvait en sa qualité d’avocat communiquer librement et autant que de besoin avec ses clients, et réciproquement, en application des dispositions de l’article L. 313-15 du code pénitentiaire par voie postale et par téléphone de manière strictement confidentielle.

Enfin, l’administration indiquait qu’il n’était pas porté atteinte au droit d’accès à un avocat dans la mesure où les personnes détenues assistées par M. O. avaient la possibilité de changer d’avocat pour assurer leur défense.

De manière objective, une telle argumentation pouvait difficilement être fondée en droit dans un Etat de droit, sauf à remettre en cause l’exercice des droits de la défense par un avocat pénaliste en l’espèce et le droit pour toute personne d’être défendue par un avocat auquel il accorde sa confiance. La relation client-avocat est de l’ordre de l’intuitu personae.

Le juge des référés martiniquais a parfaitement caractérisé la condition d’urgence dans les circonstances de l’espèce en précisant de manière très pertinente :

 « Il résulte de l’instruction que M. O. exerce son activité d’avocat presque exclusivement dans le domaine pénal, et que sa clientèle se compose, en grande partie, de personnes détenues au centre pénitentiaire de Ducos. Plusieurs de ces clients sont convoqués à des audiences devant les juridictions pénales, à très brève échéance, or l’impossibilitépour M. O. d’accéder au centre pénitentiaire de Ducos a pour effet l’empêcher de s’entretenir avec ses clients, au parloir. A supposer que M. O. conserve la possibilité de s’entretenir avec ses clients par téléphone et de communiquer avec eux par voie postale, de telles modalités de communication ne sauraient suppléer un entretien physique au parloir, essentiel pour permettre la préparation de la défense de ses clients. Dans ces circonstances, la demande de M. Orieux et de l’ordre des avocats de Martinique doit être regardée comme présentant, au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, un caractère d’urgence particulière, justifiant l’intervention du juge des référés à très bref délai. »

 

II – La condition touchant à l’atteinte grave et manifestement illégale d’une liberté fondamentale 

Le juge administratif a eu l’occasion de se prononcer sur les libertés touchant la justice et l’accès à un avocat. Relèvent d’une liberté fondamentale au sens où l’entend l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le droit au recours effectif (CE 30 juin 2009, req. n° 328879, Ministre de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des Collectivités territoriales c. Beghal), la possibilité de garantir de manière effective sa défense devant une juridiction (CE, réf., 3 avr. 2002, Kurtarici, n° 244686 ; dans le même sens, CE 18 sept. 2008, n° 320384, Mohamed Chouaïb Benzineb).

Il convient de préciser qu’une décision de référé a considéré que le droit pour l’avocat d’accéder librement à des locaux d’une préfecture pour assurer sa mission d’assistance et de représentation de clients étrangers constituait une liberté fondamentale (TA Cergy, ord., 10 déc. 2020, n° 20212496, Dalloz actualité, 17 déc. 2020, obs. P. Lingibé).

Pour bien comprendre le rôle d’un avocat présentement dans le milieu carcéral, il convient de rappeler sa place reconnue au niveau européen. La Cour européenne des droits de l’homme a rappelé en 2003 que « la liberté des avocats d’exercer leur profession sans entraves est un des éléments essentiels de toute société démocratique et une condition préalable à l’application effective de la Convention, en particulier la garantie d’un procès équitable et le droit à la sécurité personnelle » (CEDH 13 nov. 2003, Elçi c. Turquie, n° 23145/93, § 669). Dans sa décision André et autres de 2008, elle va apporter des précisions complémentaires : « rôle de l’avocat, considéré comme collaborateur de la justice et appelé à fournir, en toute indépendance et dans l’intérêt supérieur de celle-ci, l’assistance dont le client a besoin » (§ 24) et préciser que « les avocats occupant une situation centrale dans l’administration de la justice et leur qualité d’intermédiaire entre les justiciables et les tribunaux permettant de les qualifier d’auxiliaires de justice » (§ 42) (CEDH 24 juill. 2008, André et autres c. France, n° 1860303).

S’agissant du milieu carcéral qui nous intéresse, il convient de souligner que deux articles législatif et règlementaire ont vocation à protéger la mission de l’avocat, en plus des dispositions existant en droit interne issues de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques modifiée et du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat. D’une part, l’article 313-2 du code pénitentiaire qui dispose : « Les personnes détenues communiquent librement avec leurs avocats. » D’autre part, l’article R. 313-15 du code pénitentiaire qui prévoit : « Aucune sanction ni mesure ne peut supprimer ou restreindre la libre communication de la personne détenue avec son conseil. »

Ces deux textes, comme le relève le juge des référés, consacrent un droit qui implique notamment que les détenus« puissent, selon une fréquence qui, eu égard au rôle dévolu à l’avocat auprès des intéressés, ne peut être limitée a priori, recevoir leurs visites, dans des conditions garantissant la confidentialité de leurs échanges »

La décision commentée est l’occasion de rappeler les limites des pouvoirs de police du chef d’un établissement pénitentiaire. En effet, si l’exercice de ce droit de communication de l’avocat et les détenus doit demeurer compatible avec le maintien de la sécurité et du bon ordre de l’établissement pénitentiaire, les mesures de police doivent toujours être strictement nécessaires et proportionnées à l’objectif poursuivi.

Il convient de rappeler que le Conseil d’État utilise, pour contrôler la pertinence de mesures de police générale, les critères posés dans son arrêt de principe Benjamin rendu par le Conseil d’État le 19 mai 1933, n° 17413, avec la célèbre formule donnée par monsieur le commissaire du gouvernement Michel : « la liberté est la règle, la restriction de police l’exception ». Il faut savoir que cette grille s’est particulièrement renforcée par la suite, le juge du Palais-Royal soumettant toute mesure de police à un contrôle de proportionnalité sur trois critères : la mesure doit être adaptée à la situation donnée, nécessaire au règlement de cette situation et enfin proportionnée à l’ordre public qu’elle a vocation à assurer (CE 26 oct. 2011, n° 317827, Association pour la promotion de l’image). Il convient de noter que le Constitutionnel fait également application de ces critères (Cons. const. 21 févr. 2008, n° 2008-562 DC, Loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental).

C’est à cette grille d’appréciation que se réfère le juge administratif martiniquais lorsqu’il analyse la décision litigieuse prise le 23 mai 2023 à l’encontre de M. O., celle-ci ne pouvant qu’être motivée « par des mesures strictement nécessaires et proportionnées à l’objectif poursuivi ».

En l’espèce, il a relevé « Dans la mesure où il n’est établi ni que la présence d’un téléphone portable, dans le sac de M. O., présenterait un caractère intentionnel, ni que ces faits présenteraient un caractère réitéré, la mesure, décidée le 23 mai 2023 par le directeur du centre pénitentiaire de Ducos, consistant à interdire à M. O., de façon générale et absolue et sans réelle limitation de durée, d’accéder à l’établissement, présente un caractère manifestement disproportionné, au regard de l’objectif de préserver la sécurité de l’établissement. Dans ces conditions, M. O. et l’ordre des avocats de Martinique sont fondés à soutenir que la décision du 23 mai 2023, qui ne précise au demeurant pas les dispositions légales sur lesquelles elle se fonde, porte une atteinte grave et manifestement illégale tant au libre exercice de la profession d’avocat qu’au droit pour les personnes poursuivies d’être assistées de l’avocat de leur choix et de communiquer librement avec lui, ce droit constituant le corollaire des droits de la défense, qui présentent le caractère de libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. »

Il en ressort manifestement que, dans les circonstances de l’espèce, le chef d’établissement pénitentiaire de Ducos ne pouvait, dans le cadre de ses pouvoirs de police, restreindre en tout état de cause la communication entre les détenus et leurs avocats.

La décision prise par le chef d’établissement à l’égard de M. O., avocat, est extrêmement grave car elle est incompatible dans le cadre d’un Etat de droit et pourrait s’apparenter au demeurant à une voie de fait à l’égard dudit avocat. En effet, pour édicter une mesure de police, il faut une base textuelle qui la fonde. Or, en l’espèce, comme le note le juge des référé, la décision de restriction prise n’énonçait pas les dispositions légales sur lesquelles elle se fondait pour soumettre un avocat à de telles restrictions qui portent atteinte directement atteinte à l’exercice de son activité professionnelle d’avocat et pour cause elles auraient peine à exister légalement.

En effet, il faut rappeler que les restrictions pouvant affecter l’exercice de l’activité professionnelle de l’avocat sont très encadrées et relèvent essentiellement de procédures particulières, notamment à caractère disciplinaire, la suspension provisoire d’un avocat relevant à ce titre de la compétence du conseil de l’ordre du barreau auprès duquel il est inscrit à titre principal.

Il ne saurait revenir ainsi à une autorité administrative de restreindre par des mesures de police les prérogatives qu’un avocat tient de son statut lui permettant d’assurer efficacement la défense des personnes détenues qu’il assiste légalement.

Il faut rappeler que l’avocat est un marqueur de l’effectivité de l’État de droit dans une société démocratique : le niveau de la liberté d’action et de parole qui lui est reconnue et la protection dont il bénéficie pour exercer sa mission sont des garanties pour les libertés publiques et individuelles.

En l’espèce, la mesure de restriction prise par le directeur de l’établissement pénitentiaire de Ducos aboutissait en réalité à ne pas pouvoir assurer la mission essentielle pourtant reconnue légalement et conventionnellement à un avocat qui se déplace en prison, celle de communiquer librement avec des détenus dont il assiste devant les juridictions. À juste titre, le juge des référés administratif martiniquais a considéré en l’espèce que le droit pour les personnes poursuivies d’être assistées de l’avocat de leur choix et de communiquer librement avec lui constitue le corollaire des droits de la défense et présente donc le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.

En effet, le chef d’établissement pénitentiaire ne pouvait, sans entraver gravement l’exercice de la profession d’avocat, décider de suspendre le droit de communication d’un avocat avec des détenus sur des éléments eux-mêmes très contestables et discutable. Si cela était possible, l’État de droit n’existerait plus puisqu’il se caractérise par la possibilité de permettre à toute personne de faire valoir ses droits, peu importe les circonstances de crise, de temps et de lieu. La décision attaquée aboutissait à nier totalement les droits non seulement garantis à tout avocat, mais également ceux que possèdent toute personne détenue désirant bénéficier de l’assistance d’un conseil formé. L’interdiction faite à M. O. d’accéder au centre pénitentiaire de Ducos a porté une atteinte grave et manifestement illégale au libre exercice de la profession d’avocat et au droit des détenus de communiquer avec cet avocat.

Il faut relever que ce recours a été porté par M. O. et par l’Ordre des avocats du Barreau de la Martinique. Il convient de rappeler le rôle des ordres d’avocats dans la défense des libertés fondamentales comme l’ont prouvé leur intervention pendant la période de restriction de la Covid-19.

En effet, les décisions obtenues par plusieurs ordres d’avocats tels ceux de Montpellier, Marseille, Martinique, Paris, en plus des actions menées par le Conseil national des barreaux et la Conférence des Bâtonniers de France devant le juge administratif, ont démontré l’efficacité de la défense de l’Etat de droit, de l’accès à la justice et à l’avocat.

Le rôle d’ailleurs des Bâtonniers est essentiel puisqu’ils sont avant tout des protecteurs des défenseurs que sont les avocats et les gardent de toute atteinte illégale qui peut être portée à l’exercice régulier dans leur mission de défenseur.

L’ordonnance rendue le 2 juin 2023 par le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique est à saluer car elle rappelle à un chef d’établissement pénitentiaire qu’il ne peut restreindre les droits d’un avocat à communiquer avec des détenus sans porter une atteinte extrêmement grave à une liberté fondamentale.

Ordonnance référé TA Martinique 2 juin 2023

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