Dans le Val-de-Marne (94), la mode et l’upcycling de luxe comme outils d’insertion
Renaissance Project, qui vient de fêter son premier anniversaire, est une association qui fait le pari d’intégrer les enjeux liés à l’insertion sociale et au développement durable au sein du monde si élitiste de la mode.
Au rez-de-chaussée d’une barre HLM, dans la cité du Vercors de Villejuif, une petite ruche s’active dans le vrombissement des machines à coudre. Sur les murs, des photos de mannequins ; dans les étagères, des beaux livres sur l’histoire d’Hollywood et l’architecture ; dans l’air, des notes de jazz. Une douzaine de petites blouses blanches travaille avec application, virevoltant autour des mannequins, des tables jalonnées de mètres d’étoffes luxueuses. Nous sommes dans l’atelier du Rennaissance Project, une association dont l’objectif est à double détente : s’inscrire dans une politique de développement durable, utiliser la matière des invendus issus de la haute couture et du prêt-à-porter de luxe pour fabriquer de nouvelles pièces dignes des plus beaux défilés – c’est qui s’appelle l’upcycling de luxe – tout en formant des talents qui ont échappé aux radars élitistes des podiums, ayant déjà une expérience professionnelle de la couture ou non.
À son poste de travail, Shadiha est à l’ouvrage. Elle construit des costumes pour un spectacle bientôt à l’affiche du Théâtre national de Nice, cela fait un an qu’elle suit les cours et a déjà la responsabilité de cette commande. Près d’elle, Sabiha est concentrée, les yeux rivés sur un bustier construit comme un audacieux pliage. Le tissu orangé à l’origine de cette robe sont en fait des dizaines de cravates. « Sabiha s’est révélée être une parfaite biaiseuse, c’est une compétence très rare et très recherchée », explique son professeur, Philippe Guilet, ancien correspondant de Karl Lagarfeld qui a également travaillé au sein de prestigieuses maisons en France et aux États-Unis. Avant de possiblement pourvoir un poste en tension chez Kenzo ou Jean-Paul Gaultier, celle-ci, âgée d’une cinquantaine d’années, est arrivée dans l’atelier en tant que bénévole : nounou dans l’immeuble et couturière du dimanche, elle est venue prêter main-forte à la veille du premier défilé de l’association, organisé en février 2020 à l’Institut du monde arabe, et a décidé de rester pour le plus grand bonheur de ses collègues.
Dans le reste de l’atelier, un seul homme, Alberto, et une dizaine de femmes de tous âges, Priscilla, Louise, Fadila, Jeanne ou encore Cynthia… Chaque année, les élèves se voient assigner un « paquet surprise » avec une matière (un vêtement, un matériel récupéré chez un couturier) à partir de laquelle ils doivent penser leur pièce, qui sera mise aux enchères à Drouault, lors du défilé annuel. Cynthia nous montre une robe années 30 qu’elle a inventée et cousue à partir de mètres de chaînettes et de galons de soie (qui servent à lacer les corsets). L’imagination de Beija, 54 ans, a donné naissance à une robe spectaculaire, toute en croisillons avec une boutonnière et des épaulettes invisibles, à partir d’une jupe longue Christian Lacroix. « Un travail impressionnant », commente Philippe Guilet. La couturière, qui est diplômée d’une grande école de modélisme de Casablanca, diplôme qu’elle a fait reconnaître en France, a vécu de longues périodes de chômage avant de découvrir l’existence du Renaissance Project, qui lui donne des ailes. « Ici pas de compétition, c’est comme une grande famille », déclare-t-elle.
Une famille qui, d’ailleurs, garde une place particulière dans son cœur pour ses membres qui ont pris leur envol. Dans la même cité du Vercors, les jumeaux Kipré sont des stars ! Ces deux frères du quartier sont entrés eux aussi dans les ateliers Renaissance l’année dernière après avoir pendant longtemps dessiné leurs modèles de leur maison, Kipré Couture, dans le hall d’entrée de leur appartement familial. Dans l’allée du Vercos, le buzz a été immédiat et les expositions se sont succédées, dont l’une sur « le thème des figures noires du monde de la mode, tels que le créateur américain et directeur artistique de Louis Vuitton, Virgil Abloh, ou le directeur artistique de Balmain, Olivier Rousteing, et la mannequin Naomi Campbell ». Les garçons ont même organisé des défilés. « Nous sommes heureux de savoir que ça marche pour eux », sourit Philippe Guilet.
La région IDF et l’ADEME, séduits par le principe de l’upcycling
« Plus de spectaculaire, plus de gaspillage ! », s’est insurgé en avril dernier Giorgio Armani dans une lettre ouverte au quotidien WWD. « Cela n’a pas de sens qu’une de mes vestes ou combinaisons reste dans le magasin pendant trois semaines », déplore-t-il, révolté contre une industrie qui rend les pièces « obsolètes » dès leur sortie. On estime aujourd’hui en France que 20 kg de vêtements neufs sont achetés chaque année par une personne alors que 70 % de sa garde-robe n’est pas portée. Le prêt-à-porter est même reconnu comme la deuxième industrie la plus polluante, après le pétrole.
Sur un portant de l’atelier, une robe immense semble contenue dans un grand sac. Elle a été fabriquée à partir de 150 chemises du groupe Aéroport de Paris, qui change d’uniforme tous les 10 ans. Le groupe a fait don à l’association d’une très grande quantité de costumes, de foulards, de ceintures en cuir, toutes utilisées jusqu’au bouton de chemise, par l’atelier. Les lanières des manchettes sont venues orner une jupe, les ceintures sont devenues un sac à main, les boutons noir de chemise forment une broderie sur un débardeur en maille qui appartenait à un blouson de mécanicien et dont les réflecteurs fluos sont devenus une robe… Rien ne se perd, chez Renaissance Project, surtout pas la créativité des élèves.
Si l’association a ouvert ses portes en 2019 et a estomaqué le public avec son premier défilé en février, elle continue de surfer sur la vague et lancera bientôt son projet Detox ton Stock, un bureau d’étude qui pourra accompagner les grands groupes à penser upcycling. Comme Aéroport de Paris ou Air France, il y a fort à parier qu’ils seront nombreux à demander audience, à la cité du Vercors. Car dès 2021, il sera interdit aux marques de jeter leurs invendus, ou – comme on a pu le voir grâce à des vidéos choquantes –, de mettre des coups de cutter dans les stocks de fin de soldes.
L’association à but non lucratif, qui compte dans son conseil d’administration, l’économiste Pascal Morand (président exécutif de la haute couture et de la mode), a donc l’ambition d’offrir ses formations (rémunérées) à l’upcycling aux apprentis couturières et couturiers pendant de longues années encore. Et il y a fort à parier que bientôt, ces petites abeilles seront employées dans les meilleures maisons. Pour cela, l’association compte sur plusieurs sources de financement : la région Île-de-France – Valérie Pécresse a visité dernièrement les locaux et s’est trouvée enthousiasmée par l’aventure –, une subvention de l’ADEME, le fruit de la vente annuelle aux enchères des pièces, chez Drouault, mais aussi les dons des particuliers amateurs de mode, encouragés à vider leurs placards pour la bonne cause. « Cette année, nous avons reçu beaucoup de dons d’avocats, de costumes et de cravates… Cela tombe bien car le thème du défilé 2021, qui aura lieu en mars, sera la parité : nos élèves vont utiliser des costumes d’hommes pour créer des pièces féminines et vice-versa », explique heureux Philippe Guilet. Nous avons hâte !