TVA : une filiale peut constituer un établissement stable de sa société mère étrangère
La Cour de justice de l’Union européenne clarifie la notion d’établissement stable. Si une filiale peut être considérée comme un établissement stable de sa société mère non européenne, un prestataire de services n’est pas tenu d’examiner le rapport contractuel entre une société mère et sa filiale pour déterminer le lieu de prestation des services.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient de se prononcer sur la détermination du lieu d’imposition d’une prestation de services relevant de l’article 44 de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de TVA (CJUE, 7 mai 2020,n° C-547/18, Dong Yang Electronics sp. z.o.o. c./ Dyrektor Izby Administracji Skarbowej we Wrocławiu). Les questions préjudicielles posées par un tribunal administratif polonais à l’origine de cet arrêt étaient les suivantes : le seul fait qu’une société établie en dehors du territoire de l’Union européenne possède une filiale sur le territoire polonais permet-il de déduire l’existence d’un établissement stable en Pologne au sens de l’article 44 de cette directive et de l’article 11, paragraphe 1, du règlement d’exécution (UE) n° 282/2011 du Conseil du 15 mars 2011 portant mesures d’exécution de la directive 2006/112/CE relative au système commun de TVA ? En cas de réponse négative à la première question, une entreprise tierce est-elle tenue d’examiner les relations contractuelles entre la société établie en dehors du territoire de l’Union européenne et la filiale pour déterminer si la première dispose d’un établissement stable en Pologne ? « Avec cet arrêt, la CJUE se penche sur une question d’une vraie importance pratique et qui n’avait pas été clairement tranchée jusque-là », souligne Benoît Gréteau, avocat, associé du cabinet Veil Jourde.
Un contrat de fourniture de services
Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant une société de droit polonais, Dong Yang Electronics sp. zoo., et l’administration fiscale polonaise au sujet d’un rappel de TVA. La société de droit polonais Dong Yang a conclu, le 27 octobre 2010, avec la société de droit coréen LG Display Co. Ltd. (LG Corée), un contrat de fourniture de services d’assemblage de cartes de circuits imprimés à partir de matériaux et de composants, propriétés de LG Corée. Les matériaux et les composants nécessaires à la confection des PCB étaient fournis à Dong Yang par une filiale de LG Corée, LG Display Polska sp. z o.o, une société de droit polonais (LG Pologne). Les cartes de circuit étaient remises à LG Pologne et utilisées pour produire des modules, propriété de LG Corée et livrées à une autre société, LG Display Germany GmbH. Conformément à l’article 44 de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de TVA, à l’exception de certaines prestations de services, le lieu des prestations de services fournies à un assujetti agissant en tant que tel est en principe le lieu où l’assujetti a établi le siège de son activité économique. C’est le point de rattachement prioritaire. En dérogation à ce principe, lorsque les services sont fournis à un établissement stable de l’assujetti situé en un autre lieu que celui du siège de l’activité économique, le lieu des prestations de service est l’endroit où cet établissement stable est situé. Dong Yang a donc facturé les services d’assemblage de PCB à LG Corée en les considérant comme non soumis à la TVA sur le territoire polonais. La société LG Corée avait assuré à Dong Yang ne pas disposer d’un établissement stable en Pologne et ne pas employer de salariés ou posséder d’immeubles ou d’équipements techniques sur le territoire polonais.
Telle n’a pas été l’interprétation de l’administration fiscale polonaise. Elle a estimé qu’en raison des liens contractuels existant entre les deux sociétés, la société LG Pologne constituait un établissement stable de LG Corée, sur le territoire polonais, auxquels les services avaient été fournis. Dès lors les prestations d’assemblage avaient été exécutées en Pologne et y étaient taxables. L’administration fiscale polonaise a réclamé à Dong Yang le montant de la TVA se rapportant aux services d’assemblage qu’elle avait exécutés au cours de l’année 2012. L’administration fiscale polonaise a précisé que la société Dong Yang n’avait pas à s’en tenir à la seule déclaration de LG Corée, selon laquelle celle-ci n’avait pas d’établissement stable en Pologne, mais devait examiner, conformément à l’article 22 du règlement d’exécution n° 282/2011, quel était le bénéficiaire réel des services qu’elle fournissait. Un tel examen lui aurait permis de conclure que ce bénéficiaire était en réalité LG Pologne, conclut l’administration fiscale polonaise.
Saisie du litige, la juridiction de renvoi s’est référée à la jurisprudence communautaire relative à la notion d’établissement stable, au sens de l’article 44 de cette directive (CJUE, 4 juil. 1985, n° 168/8, Berkholz ;CJUE, 2 mai 1996, n° C‑231/94, Faaborg-Gelting Linien etCJUE, 16 oct. 2014, n° C‑605/12, Welmory). Elle a cependant pointé le fait que dans la mesure où le siège social de LG Corée est situé dans un État tiers, en l’occurrence la République de Corée, cette société ne bénéficie pas des libertés que confère le TFUE et ne peut exercer librement une activité économique sur le territoire de la République de Pologne. Étant donné que l’exercice d’une telle activité n’est possible qu’en détenant une société dépendante, la juridiction de renvoi a estimé qu’une société établie dans un État tiers a toujours la possibilité d’influer sur l’activité de sa filiale et, partant, de disposer de ses ressources. Dès lors, la juridiction de renvoi se demande si et, le cas échéant, dans quelles conditions la filiale que possède, sur le territoire polonais, une société établie dans un État tiers doit être considérée par le prestataire de services, notamment eu égard aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 22 du règlement d’exécution n° 282/2011, comme un établissement stable aux fins de la détermination du lieu où les services sont fournis. En particulier, elle s’interroge quant à la question de savoir si l’existence d’un établissement stable peut se déduire de la seule existence d’une filiale ou si le prestataire de services doit tenir compte des relations contractuelles entre la société mère et cette filiale. À cet égard, la juridiction de renvoi indique que les contrats de collaboration liant la société mère et la filiale, sur le fondement desquelles les autorités fiscales polonaises ont conclu à l’existence d’un établissement stable, ont été recueillis dans le cadre d’une procédure fiscale autre que celle à l’origine du litige au principal et n’étaient pas accessibles au prestataire de services concerné par ce dernier. La juridiction de renvoi a donc sursis à statuer pour poser à la CJUE les deux questions préjudicielles précédemment évoquées. La Cour a répondu par la négative à ces deux questions.
La notion d’établissement stable en matière de TVA
Conformément au droit de l’Union européenne, lorsque le service a été fourni à un établissement qui peut être qualifié d’établissement stable de l’assujetti, il doit être considéré que le lieu de prestations des services fournis est l’endroit où cet établissement stable est situé. Comment s’apprécie la notion d’établissement stable au sens de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de TVA ? « Aux termes de l’article 11 du règlement d’exécution n° 282/2011, il se caractérise par un degré suffisant de permanence et une structure appropriée, en termes de moyens humains et techniques, lui permettant de recevoir et d’utiliser les services qui sont fournis pour les besoins propres de cet établissement. Cette définition a été dégagée en juin 1985 dans le cadre de la jurisprudence Berkholz », précise Benoît Gréteau. Pour l’avocat général M.G.F. Mancini qui a présenté ses conclusions sur cette affaire, le concept d’établissement stable est complexe : « Nous dirons tout d’abord au Finanzgericht que “stable” équivaut à “durable” ou “fixe” et est le contraire de “précaire” ou “occasionnel”. Mais cela ne suffit pas. Un centre d’activité économique, plus encore lorsqu’il fournit des services qui s’étendent dans le temps, exige un minimum d’organisation. Or, il n’existe pas d’organisation, c’est à dire de complexe ordonné de biens et de personnes qui n’implique pas une division du travail. Le prestataire de services devra donc disposer soit de moyens matériels, soit de collaborateurs qui l’aident à les exploiter et à les gérer », précise-t-il à cet égard. La jurisprudence ARO Lease BV (CJUE, 17 juil. 1997, n° 190/95, ARO Lease BV) a permis de préciser encore cette définition. Pour être qualifiée d’établissement stable, la structure doit présenter un degré suffisant de permanence. En outre, elle doit être apte au regard de ses équipements humains et techniques, à permettre, de manière autonome, la réalisation des prestations de services en cause.
Une filiale peut constituer un établissement stable
La CJUE prend soin de rappeler que la prise en compte de la réalité économique et commerciale constitue un critère fondamental pour l’application du système commun de TVA. Dès lors, la qualification d’un établissement d’établissement stable ne saurait dépendre du seul statut juridique de l’entité concernée. À cet égard, s’il est possible qu’une filiale constitue l’établissement stable de sa société mère, une telle qualification dépend des conditions matérielles énoncées par le règlement d’exécution n° 282/2011, notamment à l’article 11 de celui-ci, qui doivent être appréciées à la lumière de la réalité économique et commerciale. Il résulte des considérations qui précèdent que l’existence, sur le territoire d’un État membre, d’un établissement stable d’une société établie dans un État tiers ne saurait être déduite par un prestataire de services du seul fait que cette société y possède une filiale. « En précisant qu’il n’est pas exclu qu’une filiale puisse constituer un établissement stable, la CJUE prend une position plus nuancée que celle de l’avocate générale Juliane Kokott pour qui une filiale contrôlée par une société mère, mais juridiquement autonome vis-à-vis de celle-ci, ne pouvait pas être considérée comme un établissement stable », analyse Benoit Gréteau.
La reconnaissance par la Cour que, dans le contexte qui nous occupe, une filiale peut constituer un établissement stable de son siège étranger est en conformité avec la jurisprudence communautaire. En effet, dans un arrêt du 20 février 1997, la CJUE avait déjà jugé qu’une filiale locale d’une société étrangère pouvait constituer un établissement stable pour sa société mère (CJUE, 20 févr. 1997, n° C‑260/95, DFDS). En l’espèce, la CJUE a ainsi considéré que « lorsqu’un organisateur de circuits touristiques dont le siège est situé dans un État membre fournit à des voyageurs des prestations de services par l’intermédiaire d’une société opérant en qualité d’agent dans un autre État membre, ces prestations sont imposables à la TVA dans ce dernier État, dès lors que cette société, qui agit comme un simple auxiliaire de l’organisateur, dispose des moyens humains et techniques qui caractérisent un établissement stable mère ». « Or l’arrêt DFDS a été rendu dans un contexte particulier de fraude qui justifiait, vraisemblablement, comme le relève l’avocate générale, la solution de la Cour. En revanche, dans la présente affaire, il n’était pas question de fraude, si bien que l’objectif de sécurité juridique aurait pu commander une solution différente », analyse Benoit Gréteau.
Les obligations de vérification de la société prestataire
Le prestataire des services concernés est-il tenu d’examiner les relations contractuelles entre la société et sa filiale pour déterminer si la première dispose d’un tel établissement stable dans cet État membre ? « C’est un sujet d’importance car un prestataire peut avoir des difficultés pour identifier un établissement stable », explique Benoît Gréteau. « À cet égard, l’article 22 du règlement d’exécution n° 282/2011 prévoit une série de vérifications, dont ce prestataire de services doit tenir compte afin de déterminer l’établissement stable du preneur ». Il s’agit, tout d’abord, de l’examen de la nature et de l’utilisation du service fourni à l’assujetti-preneur. Ensuite, si cet examen ne permet pas d’identifier l’établissement stable de ce preneur de services, il convient d’examiner, en particulier, si le contrat, le bon de commande et le numéro d’identification TVA attribué par l’État membre du preneur et qui lui a été communiqué par le preneur identifient l’établissement stable comme preneur du service et si l’établissement stable est l’entité qui paie pour le service. Enfin, lorsque les deux critères susmentionnés ne permettent pas d’identifier l’établissement stable du preneur, le prestataire considère légitimement que les services sont fournis au lieu où le preneur a établi le siège de son activité économique. Pour la CJUE, le prestataire des services concernés n’est donc pas tenu d’examiner les relations contractuelles entre une société établie dans un État tiers et sa filiale établie dans un État membre pour déterminer si la première dispose d’un tel établissement stable dans cet État membre. En effet, en particulier, les dispositions de l’article 22 du règlement d’exécution n° 282/2011 visent le contrat de fourniture de services entre le prestataire et l’assujetti-preneur de services et non pas les relations contractuelles entre cet assujetti-preneur et une entité pouvant, le cas échéant, être identifiée comme étant son établissement stable. Il ne saurait donc être imposé au prestataire de services des vérifications approfondies de la situation de son cocontractant, en réclamant de celui-ci de s’enquérir des relations contractuelles entre une société mère et sa filiale alors que ces éléments ne lui sont, en principe, pas accessibles. Et l’existence, sur le territoire d’un État membre, d’un établissement stable d’une société établie dans un État tiers ne peut pas être déduite par un prestataire de services du seul fait que cette société y possède une filiale. Ce prestataire n’est donc pas tenu de s’enquérir, aux fins d’une telle appréciation, des relations contractuelles entre les deux entités. « La CJUE fait une lecture équilibrée et empreinte de réalisme économique de la charge de la preuve qui repose sur le prestataire de services, lequel reste un tiers à la société et n’a donc pas tous les éléments nécessaires pour apprécier ou non sa qualité d’établissement stable », commente Benoît Gréteau. Quelles sont les conséquences d’une telle décision ? « Elle facilitera indéniablement pour les administrations fiscales locales la remise en cause des schémas frauduleux. Il faut espérer que les obligations de vérification mises à la charge des prestataires de services ne soient pas alourdies, dans le cadre d’une évolution ultérieure », conclut l’avocat.