La Cour de cassation s’inquiète pour l’institution judiciaire
La Cour de cassation a présenté son rapport annuel à la presse le 8 juillet dernier. Toujours confrontée à un afflux massif de pourvois, elle poursuit ses réflexions sur son avenir, tout en s’interrogeant également sur le devenir de l’institution judiciaire.
Il y a un an tout juste, Bertrand Louvel présentait le premier rapport annuel de son mandat de premier président de la Cour de cassation. Il venait alors d’ouvrir une réflexion en profondeur sur le contrôle de cassation consistant notamment à s’interroger sur l’opportunité d’introduire un contrôle de proportionnalité mais aussi de renforcer le filtre des pourvois. Ces réflexions se poursuivent cette année, mais dans un contexte qui a radicalement changé. Entre-temps en effet, les attentats du 13 novembre 2015 ont déclenché les questions que l’on sait sur le rôle de l’institution judiciaire suite à sa mise à l’écart dans le cadre de l’état d’urgence, tandis que la question de moyens qui lui sont alloués a pris une dimension nouvelle avec l’aveu du nouveau garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas, concernant la misère inquiétante de l’institution. Dans un tel contexte, que caractérise une véritable crise existentielle au sein de l’institution judiciaire, le bilan d’activité annuelle est apparu presque accessoire. Il a néanmoins été présenté en quelques minutes.
Plus de 28 000 affaires nouvelles chaque année
La Cour, en 2015, a enregistré 28 232 affaires (nouvelles ou réinscrites), ce qui correspond au volume habituel sur ces dernières années, mais elle a en a jugé 3 000 de moins que d’habitude en raison d’une insuffisance d’effectifs mais aussi des travaux de réflexion initiés par Bertrand Louvel qui ont beaucoup mobilisé les magistrats.
Le délai moyen de jugement est de 402 jours en matière civile et de 173 jours en matière pénale. Si la diminution du nombre d’affaires nouvelles observée depuis 2012 se confirme (-4,96 % l’an dernier), l’activité de la Cour demeure soutenue. Au point que le procureur général, Jean-Claude Marin, pose la question : « Une cour suprême qui rend 28 000 décisions par an est-elle encore une cour suprême ? ». Certes, un filtre a été mis en place en 2002 pour accélérer le traitement des pourvois irrecevables ou manifestement non-fondés. Mais la difficulté, a souligné Bertrand Louvel, c’est que les magistrats se sont mis à étudier finalement ces dossiers avec autant de soin que les autres, ce qui a privé la procédure de toute efficacité. Les réflexions à la Cour consistent donc à lui rendre son caractère opérationnel. Elles devraient déboucher sur des propositions d’ici la fin de l’année.
Le premier président, Bertrand Louvel, s’est voulu rassurant. Il n’est, semble-t-il, pas question de revenir sur le principe d’égalité de tous face à la justice. Il y a donc peu de chances pour que les réflexions concluent à un changement radical de modèle vers une véritable cour suprême qui ne traiterait plus qu’une poignée d’affaires par an. Il s’agit plutôt de rendre le filtre réellement opérationnel.
L’autre grande réflexion dont Bertrand Louvel a indiqué qu’elle serait achevée à la fin de l’année porte sur le fameux contrôle de proportionnalité qui pourrait venir rénover le contrôle de cassation. De son côté, le procureur général, Jean-Claude Marin, a initié une réflexion sur le rôle et la place de ce parquet au sein de la Cour de cassation. L’idée consiste à répertorier les meilleures pratiques dans le but d’harmoniser le travail du parquet dans toutes les chambres et, également, d’obtenir un pouvoir de proposition du Conseil supérieur de la magistrature dans la nomination à ces postes.
Vers une autonomie budgétaire de l’institution judiciaire ?
Mais la réflexion de la Cour de cassation ne s’arrête pas à la porte du bâtiment qui l’abrite. Dès la rentrée solennelle en janvier dernier, Bertrand Louvel, prenant acte de la mise à l’écart de l’institution judiciaire dans le cadre de l’état d’urgence, a souhaité éviter toute querelle de périmètre entre le juge administratif et le juge judiciaire pour se concentrer sur une sorte d’introspection de la justice judiciaire. Poursuivant sur cette ligne, il a ainsi annoncé lors de la présentation du rapport annuel que deux réflexions seraient mises en œuvre à la rentrée.
La première va porter sur l’organisation budgétaire de la justice. « Il arrive un moment où ça dure depuis trop longtemps, il faut réfléchir à autre chose », a-t-il confié. En clair, il n’est plus temps de réclamer des rallonges de crédit dont l’expérience montre qu’elles ne mènent jamais nulle part. Et selon le procureur général Jean-Claude Marin, citant l’humoriste Raymond Devos, notre erreur a été de croire trop longtemps « que trois fois rien c’était déjà quelque chose ». Et le procureur général de dénoncer une « logique économiquement folle ». Pour les deux magistrats en effet, le problème de l’institution judiciaire c’est qu’elle n’est budgétairement qu’une mission parmi d’autres au sein du ministère, lequel a pris l’habitude de privilégier la pénitentiaire. D’où la situation actuelle.
La réflexion qui va s’ouvrir en septembre, dans le cadre d’un groupe pluridisciplinaire comprenant des magistrats du chiffre, des universitaires et des spécialistes du fonctionnement de l’État, consiste ni plus ni moins à étudier la possibilité pour l’autorité judicaire de bénéficier d’une véritable autonomie budgétaire qu’elle négocierait directement avec le Parlement. Certes, les juges ne sont pas élus, mais pour contrer cette critique récurrente, le président Bertrand Louvel rappelle que l’autorité judiciaire est constitutionnelle. Évidemment, cette idée d’autonomie budgétaire est à rapprocher des travaux sur l’évolution du CSM vers un Conseil de justice qui gérerait la formation, la nomination, la discipline et le budget de l’institution judiciaire. Un colloque organisé au printemps par la Cour de cassation à l’Assemblée et au Sénat a montré, hélas pour les juges, que les esprits des parlementaires n’étaient absolument pas mûrs pour une telle réforme…
L’autre groupe de réflexion, avec les premiers présidents de cours d’appel, portera sur les améliorations de procédures susceptibles de renforcer l’efficacité de la justice depuis le juge du premier degré jusqu’au pourvoi en cassation. Sans préjuger de l’issue des travaux, il y a fort à parier que les solutions alternatives seront vantées. Lors de la présentation du rapport à la presse, Bertrand Louvel a indiqué, s’agissant des avocats, que le métier ne devait plus être la porte d’accès au tribunal mais le moyen d’éviter le tribunal.
À ce stade, on songe que l’ultime solution pour sauver les juges consiste peut-être en effet à ne plus les solliciter. Ce que le Gouvernement a déjà précisément commencé à faire, dans le cadre de l’état d’urgence… De fait, il devient compliqué de déterminer dans ces réflexions existentielles, ce qui relève du souci légitime de s’adapter à l’esprit du temps, de ce qui pourrait n’être que la conséquence d’une perte de confiance de la justice en la valeur de sa mission.
Un autre risque transparaît parfois dans les discours des hauts magistrats, une sorte de besoin de retrouver l’estime de l’opinion publique, quitte pour cela à remettre en cause une partie de la culture judiciaire, voire de ses valeurs.
Ce qui soulève une question capitale : jusqu’où la justice doit-elle avoir le souci d’être comprise, voire de plaire ? Et comme souvent, on retombe sur la question des moyens. Si l’institution n’était pas épuisée par des décennies de disette, les Français la jugeraient-ils si sévèrement ? Et elle-même serait-elle confrontée à une telle crise existentielle ?