Droit pénal international : le principe de spécialité est-il une incitation à fuir son pays ?
La règle de la spécialité consiste à interdire à un État d’exercer une contrainte ou une mesure restrictive de liberté sur une personne qui lui a été remise par un autre État pour des faits antérieurs à ladite remise et différents de ceux visés dans la décision favorable à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen ou à une demande d’extradition. S’applique-t-elle de la même façon aux nationaux et aux non-nationaux ? Éléments de réponse avec Me Jean-Charles Teissedre.

Les incidences pratiques du principe dit « de spécialité » sont peu étudiées en dépit de certains effets remarquables de cette règle très ancienne du droit pénal international. On le sait peu, mais la procédure pénale française ainsi que les conventions internationales offrent, pendant un temps déterminé – en règle générale trente ou quarante-cinq jours – aux personnes impliquées dans plusieurs procédures pénales, la possibilité de quitter le territoire national afin d’échapper à d’autres poursuites lorsqu’elles ont été remises en liberté. Il s’agit d’une véritable incitation à quitter un territoire et à ne plus y revenir. Mais cette règle s’applique-t-elle indifféremment aux nationaux comme aux non-nationaux ?
I – Le principe de spécialité et la limitation de ses effets dans le temps
Le principe de spécialité, expression de la souveraineté des États, apparaît de plus en plus comme une survivance quelque peu désuète, source de complexité compte tenu de la capacité des infracteurs à mobiliser plusieurs territoires pour y commettre des infractions ou organiser leur fuite. Ce paradoxe est encore plus saisissant dans un espace européen aussi intégré que celui de l’Union européenne, après l’institution, en 2002, du mandat d’arrêt européen. En cela, ce mécanisme, qui repose pourtant sur le principe de reconnaissance mutuelle et requiert un degré de confiance élevé entre les États membres, demeure, malgré l’objectif affiché d’accélération et de simplification, assez proche de celui de l’extradition.
La règle de la spécialité consiste à interdire à un État d’exercer une contrainte ou une mesure restrictive de liberté sur une personne qui lui a été remise par un autre État pour des faits antérieurs à ladite remise et différents de ceux visés dans la décision favorable à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen ou à une demande d’extradition. Pour échapper à cette règle, l’État d’émission (ou État requérant) peut soit demander à la juridiction de l’État d’exécution (ou État requis), avant ou après la remise, l’extension des poursuites, soit constater que l’intéressé a expressément renoncé, avant ou après la remise, de manière non équivoque, à se prévaloir du principe de spécialité.
Mais il y a une troisième voie, moins connue, qui vient limiter dans le temps le principe de spécialité et contenir le risque d’impunité lié à l’application de cette règle. C’est ainsi qu’en matière d’extradition, le Code de procédure pénale prévoit en son article 696–39 que le principe de spécialité cessera de produire ses effets si, à raison d’un fait quelconque antérieur à l’extradition et différent de l’infraction qui a motivé cette mesure, la personne remise a eu, pendant trente jours à compter de sa libération définitive, la possibilité de quitter le territoire de cet État. La convention européenne d’extradition du 13 décembre 1957 prévoit quant à elle, en son article 14, un délai de quarante-cinq jours, qui est donc laissé à l’individu extradé pour quitter le pays qui l’a définitivement élargi. Ce même délai de quarante-cinq jours est également celui applicable au mandat d’arrêt européen, puisque l’article 695–18 du code de procédure pénale, reprenant l’article 27 de la décision-cadre du conseil de l’Union européenne du 13 juin 2002, dispose que la personne ne peut être poursuivie, condamnée ou détenue, en vue de l’exécution d’une peine privative de liberté, pour un fait quelconque antérieur à la remise et autre que celui qui a motivé cette mesure, « lorsque, ayant eu la possibilité de le faire, la personne recherchée n’a pas quitté le territoire national dans les quarante-cinq jours suivant sa libération définitive, ou si elle y est retournée volontairement, après l’avoir quitté ». Étonnamment, les services de l’exécution des peines du parquet semblent considérer que cette disposition est applicable à une personne définitivement libérée ayant la nationalité française et résidant en France, espérant ainsi pouvoir se dispenser, par cloisonnement des procédures, solliciter le consentement de l’État membre d’exécution. La tentation est encore plus grande lorsqu’une procédure exclusivement française vient se mêler à une affaire ayant donné lieu à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen.
II – Illustration
Un exemple concret : une personne de nationalité française résidant en France est remise aux autorités françaises sur décision favorable de la justice espagnole, en exécution d’un mandat d’arrêt européen (MAE). La personne est ensuite provisoirement détenue en France pour les faits visés dans le MAE puis condamnée, dans le cadre de cette même affaire relative à un trafic de stupéfiants, à purger une peine de prison ferme, avant d’être libérée. Durant le temps de la détention provisoire, en 2020, l’intéressé s’est vu notifier un jugement correctionnel rendu par défaut en 2018 pour des faits de 2017, antérieurs à la remise en France, qui ne concernent que le territoire français et relatifs à un autre trafic de stupéfiants. En 2025, des gendarmes se présentent à son domicile, sur ordre du procureur de la République, pour mise à exécution du mandat d’arrêt qui accompagnait le jugement correctionnel rendu par défaut en 2018, soit une peine d’emprisonnement de quatre ans. Selon le parquet, le mandat d’arrêt national ne pouvait jusqu’alors être mis à exécution en raison de l’application du principe de spécialité, sachant que l’extension des effets du MAE pour les faits de 2017 n’a pas été obtenue. Le parquet considéra en revanche qu’après expiration du délai de quarante-cinq jours, à compter de la libération définitive, survenue en 2023, la mise à exécution du mandat d’arrêt pouvait être ordonnée.
Ainsi, pour le ministère public, le fait que l’individu, de nationalité française et résidant en France, soit resté sur le territoire national après sa libération constituerait la manifestation de son consentement implicite à renoncer à la protection que lui conférait la règle de la spécialité. Ce qui revient alors à encourager les nationaux et les résidents français à fuir leur propre pays et à ne jamais y revenir … On voit bien qu’il s’agit là d’une interprétation très audacieuse de l’article 695–18 4° du Code de procédure pénale et de l’expression « ayant eu la possibilité de le faire ». En effet, dans une telle situation, les nationaux ne doivent pas être considérés comme ayant manifesté un consentement ou une renonciation implicite non équivoque, de sorte que l’État émetteur du MAE ne pouvait se dispenser d’obtenir le consentement de la juridiction espagnole compétente. Faute de quoi, la procédure est entachée de nullité.
III – Une question préjudicielle ?
La Cour de Justice de l’Union européenne pourrait être saisie d’une question préjudicielle dès lors qu’il s’agit d’interpréter une disposition, en l’espèce l’article 27 de la décision-cadre du Conseil de l’Union européenne du 13 juin 2002, à moins qu’un plaideur courageux désigné par un justiciable patient fasse le choix de déposer une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC). On sait en effet que le Conseil constitutionnel, saisi d’une QPC à propos de la constitutionnalité de l’article 695-46 du code de procédure pénale en raison de l’absence de disposition relative à l’existence d’un recours contre la décision prise par l’autorité judiciaire d’extension des effets d’un MAE, a, pour la première fois, saisi la CJUE d’une question préjudicielle (décision n° 2013-314 P QPC du 4 avril 2013), avant de déclarer le quatrième alinéa de ce texte contraire à la Constitution (décision n° 2013-314 QPC du 14 juin 2013). Il s’agissait donc déjà d’interpréter une disposition relative aux effets du principe de spécialité, toujours aussi vigoureux, malgré le poids des années. L’ébauche d’une réponse pourrait être trouvée dans les conclusions de l’avocat général Michal BOBEK présentées le 6 août 2020 dans le cadre d’un renvoi préjudiciel relatif à l’interprétation de l’article 27 paragraphes 2 et 3 de la décision-cadre 2002/584/JAI du 13 juin 2002 et à l’application de la règle de la spécialité en cas de succession de deux mandats d’arrêt européens émis pour des infractions différentes par le même État membre. À l’occasion de l’examen de cette question préjudicielle, qui donnera lieu à l’arrêt de la CJUE du 24 septembre 2020 (affaire C-195/20 PPU), l’avocat général observe que « le consentement implicite est manifeste lorsque la personne décide librement de rester sur le territoire plutôt que de s’en éloigner (en toute légalité) et de regagner l’État de sa nationalité, de sa résidence ou tout autre État de son choix ». Ce qui pourrait signifier, mutatis mutandis, que le consentement implicite de la personne concernée à être soumise à la juridiction de l’État membre d’émission ne va pas de soi lorsqu’il s’agit pour cette personne de demeurer naturellement dans le pays dont elle a la nationalité et dans lequel elle réside avec femme et enfants. En réalité, la situation de celui qui a la nationalité du pays qui le poursuit et qui y vit avec sa famille ne peut être comparée à la situation de celui dont la vie est ailleurs. Apporter une solution identique à deux situations si différentes constituerait une rupture d’égalité disproportionnée dès lors que l’incitation à quitter le territoire porterait alors une atteinte grave au droit à la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Être incité à quitter son pays et les siens, c’est être incité à fuir, tandis que rejoindre son pays et retrouver les siens, c’est obéir à un élan naturel.
Référence : AJU499552
