« L’avenir de la Cour africaine des droits de l’Homme se jouera sur l’exécution de ses décisions »

Publié le 13/05/2019

La Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples (CADHP) a ordonné à l’État du Bénin le 29 mars dernier d’annuler la décision de condamnation à 20 ans d’emprisonnement de Sébastien Avajon, jugeant que l’État du Bénin avait commis 11 violations des droits de l’Homme. Sébastien Ajavon, homme d’affaires béninois et principal opposant politique au président de la République du Bénin, Patrice Talon, avait été condamné le 18 octobre 2018 par une cour spéciale à 20 ans d’emprisonnement pour trafic de cocaïne, alors qu’il avait déjà été, pour les mêmes faits, relaxé de manière définitive le 4 novembre 2016. Ses avocats, Marc Bensimhon et son fils, Julien Bensimhon, nous expliquent le sens de cette décision et le fonctionnement de la Cour africaine des droits de l’Homme.

Les Petites affiches 

Pouvez-vous nous résumer l’affaire Ajavon et les raisons qui vous ont conduits à saisir la Cour africaine des droits de l’Homme ?

Marc Bensimhon 

L’homme d’affaires béninois Sébastien Ajavon est le principal opposant politique du président de la République du Bénin. Depuis octobre 2016, il a été accusé de trafic de stupéfiant, on lui a retiré ses agréments d’importation au port de Cotonou, fermé ses chaînes de radio et de télévision et infligé un contrôle fiscal à hauteur de 250 millions d’euros. Le 18 octobre 2018, il a été condamné à la peine de vingt ans d’emprisonnement par une juridiction d’exception, la CRIET, créée de toutes pièces pour ce procès. Il a été convoqué sans connaître les charges qui pesaient contre lui, sans avoir accès au dossier pénal et sans que nous puissions plaider et assurer sa défense. Le président de cette cour nous a refusé la parole nous empêchant de plaider. Malgré cela nous avons pendant 45 minutes dénoncé les dysfonctionnements, les atteintes aux droits de l’Homme, les atteintes au procès équitable, puis nous avons fait le choix de quitter la salle d’audience. Celle-ci était gardée par des militaires armés, le gouvernement béninois craignant un soulèvement populaire. Nous avons saisi la Cour africaine des droits de l’Homme pour dénoncer ces persécutions et ces atteintes flagrantes aux droits de la défense et aux droits de l’Homme.

LPA 

En quoi la décision de la CADHP du 29 mars 2019 dans l’affaire Ajavon Sébastien c/ État du Bénin est-elle emblématique ?

M. B.

Elle est emblématique pour deux raisons. D’abord, sur les 12 violations des droits de l’Homme que nous avions dénoncées, la Cour en retient 11 à l’encontre de l’État du Bénin à savoir : violation de son droit d’avoir accès aux charges pesant sur lui, de son droit d’avoir accès au dossier pénal, de se faire représenter par un conseil, de son droit à faire valoir des éléments de preuve pour sa défense, de son droit à être jugé par une juridiction compétente, de son droit au double degré de juridiction, du devoir de l’État de garantir l’indépendance des tribunaux, de son droit de propriété et, enfin, du principe non bis in idem pour avoir été condamné à 20 ans d’emprisonnement en 2018 alors qu’il avait été relaxé de manière définitive pour la même affaire en 2016. La CADHP a donc décidé à l’unanimité de ses 11 membres d’ordonner à l’État du Bénin d’annuler purement et simplement la condamnation aux 20 ans d’emprisonnement de Sébastien Ajavon, contraint, depuis cette décision à l’exil. Mais au-delà de la situation de notre client, l’arrêt du 29 mars 2019 de la CADHP est emblématique car il est la démonstration que désormais tout citoyen africain dont les droits les plus élémentaires sont bafoués dans son pays sait qu’il peut saisir la CADHP. La portée de la décision du 29 mars 2019 est supranationale et couvre tout le continent africain.

LPA

Bien que créée dans les années quatre-vingt-dix, la première décision de cette Cour n’intervient qu’en 2013, pourquoi ? Combien rend-elle aujourd’hui de décisions par an ? Siège-t-elle de manière continue ?

Julien Bensimhon 

La CADHP est une Cour de justice créée par les pays africains membres de l’Union africaine afin d’assurer la protection des droits de l’Homme en Afrique. Le principe de sa création a été acté par les chefs d’État de l’Union africaine en 1998, mais il a fallu attendre que 15 États ratifient effectivement le protocole de création de la Cour afin qu’elle puisse être mise en place, ce qui n’a été fait qu’en 2004. Il a ensuite fallu que les États s’accordent sur les principes de son fonctionnement puis sur sa réelle mise en œuvre, raison pour laquelle elle n’est devenue opérationnelle qu’en 2006 et n’a rendu sa première décision au fond que le 14 juin 2013 ! Aujourd’hui 30, États africains sur 54 sont membres de la CADHP. Il n’y a cependant que 8 États (le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Bénin, le Malawi, le Mali, la Tanzanie et la Tunisie) qui permettent à leurs citoyens de la saisir directement. Les citoyens de ces États peuvent adresser eux-mêmes une requête à la CADHP, qui a son siège à Arusha en Tanzanie, afin de dénoncer des violations des droits de l’Homme qu’ils subissent de la part de leur État et demander protection. Cette saisine doit être effectuée après que toutes les voies de recours interne aient été épuisées. Les citoyens des autres États quant à eux, doivent passer par la Commission africaine des droits de l’Homme et des Peuples qui décide ou non de saisir la CADHP. La Cour rend environ 100 décisions par an (ordonnances de mesures provisoires, arrêt au fond, avis consultatifs), et avait au 1er mars 2019 un stock de 146 affaires pendantes. La Cour tient quatre ou cinq sessions par an, d’environ un mois chacune. Ces sessions se tiennent soit à son siège à Arusha en Tanzanie, soit dans d’autres villes d’Afrique car la Cour souhaite promouvoir son rôle de protecteur des droits de l’Homme. Elle est composée de 11 juges de 11 États différents, élus par le conseil exécutif de l’Union africaine. En 2018, elle n’a tenu que 16 audiences publiques, dont celle de notre client, la majorité des affaires étant jugées sur mémoire. La spécificité de ces audiences est qu’elles sont diffusées en direct sur internet.

LPA 

Quelles décisions peut-elle prendre contre un État ?

M. B.

Elle rend des ordonnances de mesures provisoires généralement dans deux cas. Lorsqu’elle est saisie par un condamné à mort, elle fait injonction à l’État poursuivi de ne pas l’exécuter tant qu’elle n’a pas statué, et lorsqu’elle est saisie par un prisonnier malade qui n’est pas soigné, elle fait injonction à l’État poursuivi de lui faire apporter un traitement. Le 7 décembre 2017, sur notre requête, elle a élargi le domaine d’application de ses mesures provisoires en rendant une ordonnance faisant injonction à l’État du Bénin de suspendre l’application de la décision de condamnation de notre client à 20 ans d’emprisonnement dans l’attente de sa décision au fond. Sur le fond des dossiers, la CADHP rend des décisions par lesquelles elle constate des violations des droits de l’Homme et condamne l’État défendeur à réparer les conséquences desdites violations. Il s’agit de réparations pécuniaires, d’indemnisation des préjudices subis. Elle peut également prononcer des injonctions de faire, par exemple enjoindre à un État de modifier des lois violant les droits de l’Homme, ou reprendre des investigations comme elle l’a fait le 5 juin 2015 à l’encontre de l’État du Burkina Fasso concernant l’assassinat du journaliste Norbert Zongo, et en général de prendre toutes les mesures nécessaires pour remédier aux violations des droits de l’Homme constatées. Sur le plan rédactionnel, la Cour pratique la technique anglo-saxonne des opinions dissidentes lorsqu’elle ne rend pas ses décisions à l’unanimité de ses membres.

LPA 

Quelle est la force de ces décisions ? Un État peut-il refuser de se plier à celles-ci ?

J. B.

Les décisions rendues par la CADHP sont définitives, elles sont rendues en premier et dernier ressort. Il s’agit de décisions contraignantes, la CADHP donnant généralement un délai de 6 mois à l’État qui succombe pour que celui-ci applique les mesures de réparation des préjudices subis et en fasse rapport à la Cour. Cependant, en pratique, l’exécution reste délicate, ainsi en 2018 la CADHP a constaté que seul le Burkina Fasso lui a adressé un rapport sur l’exécution des décisions rendues. Le défi principal de la CADHP dans les prochaines années sera de mettre en place une procédure efficace d’exécution de ses décisions. L’avenir de cette Cour se jouera sur l’exécution de ses décisions.

LPA

Existe-t-il un recours dans le cas où un État résiste à une décision de la Cour ?

M. B. 

Dans le cas où un État résiste à une décision de la Cour, le requérant lésé doit saisir la Cour de cette difficulté, laquelle peut saisir la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine afin que des sanctions soient prises contre l’État récalcitrant. Ces sanctions peuvent être la suspension pour l’Union africaine de l’aide financière apportée par l’Union africaine à ce pays. À ce jour, l’Union africaine n’a jamais pris de sanction contre un État résistant à une décision de la Cour, mais à notre connaissance aucun requérant n’a fait une telle demande avant nous. Nous avons en effet saisi la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine lorsque l’État du Bénin, au mois de décembre 2018, a refusé d’exécuter l’ordonnance de mesure provisoire rendue contre lui. Nous sommes dans l’attente d’une décision de ladite Conférence.

LPA 

Quelle est la source d’inspiration de la Charte africaine des droits de l’Homme ? A-t-elle des spécificités par rapport aux autres chartes et déclarations ?

J. B.

La Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples est inspirée des grands textes internationaux qu’est la Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen de 1948 et le Pacte international sur les droits civils et politiques de 1966. Elle protège les grandes libertés fondamentales. Elle est cependant originale car elle protège spécifiquement les droits des peuples, notamment droits à l’existence, à la libre disposition de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, à leur développement économique, social et culturel, à la paix et à la sécurité et à un environnement satisfaisant et global, propice à leur développement. Elle affirme également le droit des peuples colonisés ou opprimés à lutter pour leur libération. Cependant, la Charte ne contient aucune disposition explicite quant aux droits des peuples lorsqu’ils sont opprimés par des régimes politiques nationaux indépendants. Cela pourrait être une de ses évolutions.

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