Une histoire du droit international : entre justice et rapport de force

Publié le 24/04/2023

Un couple regarde à la télévision l’histoire d’un prisonnier palestinien détenu dans le camp de Guantánamo, s’interroge et s’indigne de la manière dont il est traité. C’est le début de la bande dessinée : Une histoire du droit international, parue aux éditions Futuropolis, qui retrace l’histoire de ce droit international en construction depuis l’époque de la conquête coloniale jusqu’à aujourd’hui. Raconter l’histoire technique du droit international avec les codes de la bande dessinée : le pari pouvait sembler risqué. Mais à la lecture des 250 pages d’Une histoire du droit international, il est évident qu’il fonctionne. Olivier Corten et Pierre Klein, deux professeurs de droit international à l’Université libre de Bruxelles, font revivre avec l’aide du dessinateur Gérard Bedoret cinq siècles de conflits et de négociations. On y croise toute une galerie de personnages historiques hauts en couleur, dont les positionnements et les idées sont brillamment mises en scène. Rencontre avec les auteurs.

Futuropolis

Actu-Juridique : Mettre le droit international en bande dessinée est une idée étonnante. À qui s’adresse votre album ?

Gérard Bedoret : Le droit international est un sujet qui intéresse mais qui reste mal connu. Je suis dessinateur et ami de longue date avec Pierre Klein, qui enseigne cette matière à l’université. Nous en parlions souvent. J’étais à la recherche d’un sujet à traiter en bande dessinée. Je lui ai proposé de nous attaquer ensemble à celui-là et cela a fait mouche.

Pierre Klein : Cette idée a été accueillie avec enthousiasme car, dans notre centre de recherche de l’Université libre à Bruxelles, nous cherchions depuis plusieurs années une manière de parler de droit international au-delà du public académique de nos étudiants et de nos collègues. Nous avons pensé que cela valait la peine d’être tenté. Depuis la sortie de l’album, nous avons de très bons échos des étudiants, des libraires. La BD peut se lire dès l’adolescence pour ceux qui sont intéressés par les questions internationales.

Olivier Corten : On nous pose toujours les mêmes questions sur le droit international. Est-ce que ce droit existe vraiment, est-ce qu’il sert à quelque chose, est-ce qu’il y a des sanctions ? Au-delà des informations sur les règles et leur évolution, l’idée de ce livre est de réfléchir fondamentalement au droit international et d’interroger son tiraillement entre d’un côté la justice et de l’autre, le rapport de force. Cette tension sous-tend le propos. Nous n’avons pas juste énoncé des règles, précisé ce qui est permis ou non, mais remis en scène des situations concrètes, en montrant ce qui marche et ce qui ne marche pas. Notre BD mêle l’histoire abstraite, faite de textes et de traités, à l’histoire concrète. Nous avons raconté ce qui se passe sur le terrain, soit en général, soit avec des personnages emblématiques. Encouragés par notre éditeur, nous avons également créé un couple de deux personnages de fiction, l’un optimiste, l’autre plus dubitatif, qui reviennent à chaque chapitre et réagissent à ce qui est exposé sur le droit international. Leurs représentations du droit international évoluent et font écho aux évolutions des lecteurs et lectrices.

AJ : Comment vos regards de dessinateur et d’universitaire se sont-ils complétés ?

Gérard Bedoret : N’étant pas dans le domaine, j’étais bien placé pour voir quels passages devaient être clarifiés. J’étais le premier lecteur : je lisais, et je comprenais ou non. Le scénario se déroule sur cinq siècles et met en scène des événements supposés connus du grand public. Pour certains, il fallait néanmoins en rappeler les grandes lignes ou le contexte historique au lecteur.

Pierre Klein : Nous avons vraiment travaillé dans une perspective de bande dessinée, dont nous sommes tous les trois de grands lecteurs depuis l’enfance. La BD a évolué, s’est ouverte à beaucoup de sujets, avec ces dernières années l’apparition des romans graphiques et de la BD documentaire. Cela nous a ouvert des perspectives. Nous avions bien sûr une idée du contenu, des thèmes et événements que nous voulions adapter dans chaque chapitre. Mais nous avions aussi pensé aux dialogues, aux mises en scènes particulières. L’écueil sur un tel sujet était de faire une BD indigeste avec de gros pavés de textes et un dessin prétexte en dessous, qui aurait pour seule fonction d’alléger le texte. Nous avons cherché au contraire à être dans une vraie dynamique de BD, en adoptant autant que possible les codes de narration. Pour résumer, nous avons pris le parti d’être aussi sérieux que possible sur le fond et aussi libre que possible sur la forme.

AJ : Votre BD commence par la torture pratiquée dans le camp de Guantánamo, qui pose la question : « Peut-on juger Guantánamo ? ». Pourquoi ce choix ?

Olivier Corten : Guantánamo est intéressant, car la torture a été assumée et rationalisée par l’administration américaine du gouvernement Bush, qui a produit un argumentaire juridique, en prétendant qu’il s’agissait non pas de torture mais de « techniques d’interrogatoire poussées ». Il y avait d’ailleurs une juriste sur place à Guantánamo. C’est en fait une administration clinique de la torture, emblématique de la manière dont on peut tordre le droit international pour lui faire dire des choses étonnantes et échapper à des sanctions effectives. Cette doctrine a en partie été abandonnée, notamment suite à des critiques venues de l’intérieur. En commençant avec Guantánamo, on montre d’emblée que l’histoire du droit international n’est pas celle d’un long progrès. Les difficultés que l’on observe à Guantánamo ont toujours existé avec des intensités et des vocabulaires différents. C’est aussi de bon ton pour des auteurs occidentaux de critiquer ce que font les États occidentaux. On ne peut pas se borner à critiquer ce que fait la Russie en Ukraine, où il y a des violations graves et évidentes. Il faut aussi balayer devant sa porte.

AJ : Votre bande dessinée remonte ensuite jusqu’au début de la colonisation, au XVe siècle. C’est dans ce contexte que commence le droit international ?

Pierre Klein : C’est un choix subjectif que nous avons fait. Beaucoup de livres plus académiques remontent à l’Antiquité et montrent que les relations entre les cités grecques amorcent des règles internationales pour encadrer l’usage des armes dans la guerre. Nous aurions donc pu choisir un autre point de départ. Nous avons choisi l’époque de la colonisation car s’y forment les premiers discours du droit international. Les auteurs se mettent à écrire, développent, par exemple, le thème de la « guerre juste », se demandent quel traitement réserver aux indigènes dans les territoires qui font l’objet des conquêtes. Les puissances européennes, Espagne et Portugal en particulier, sont confrontées à un « autre » plus lointain et se demandent quel sort lui réserver…

Olivier Corten : Cette période montre que le droit international ne se forge pas uniquement entre États occidentaux, mais aussi par opposition à l’« autre », conçu largement. L’idée de souveraineté se forge aussi en privant d’autres qui y prétendent également. Les règles sont différentes en fonction des destinataires. Savoir qui fait partie du « club » et qui décide est une vraie question. La conquête coloniale est un moment fondateur.

AJ : Vous portez sur le droit international un regard assez critique, en montrant qu’il est fait, au moins au départ, par les puissants et pour les puissants…

Olivier Corten : Oui, c’est une critique dans le sens où on ne montre pas une justice en train de se réaliser peu à peu, mais plutôt les puissants qui la créent. Le droit international n’est pas un droit universel historiquement. Il a été créé à un certain endroit, à une certaine époque, avec un certain projet. En même temps, comme on essaye de le montrer notamment dans l’épilogue, il peut être utilisé par les plus faibles, même si ce n’était pas ce pour quoi il était prévu au départ : on le voit avec la décolonisation, les mouvements des droits humains ou des droits des femmes. Nous disons juste qu’il ne faut pas être naïf et se rendre compte que c’est un outil qui a pu servir à légitimer l’esclavage ou la colonisation. Et qu’il peut encore aujourd’hui servir à justifier le pillage des ressources ou le dérèglement climatique…

Pierre Klein : Nous ne sommes pas les premiers à développer cette approche critique. Ce courant de pensée s’est renforcé à partir des années 1970 à la suite du mouvement de décolonisation. On a alors vu apparaître une lecture plus critique de ce droit, parfois basée sur des études marxistes, et l’émergence d’approches critiques tiers-mondistes. Un courant assez fort s’est développé depuis un certain nombre d’années, et s’inscrit en contrepoint de l’approche qui a longtemps prévalu, qui était une approche formaliste du droit international consistant à présenter un ensemble de règles théoriques ou abstraites, sans préciser le contexte dans lequel elles avaient été produites. L’approche critique vise à recontextualiser ces règles au lieu de les présenter comme neutres.

Gérard Bedoret : Je ne savais pas, au cours de l’élaboration de la BD, comment elle allait se conclure. On voit une série de tentatives et une série d’échecs. Selon sa foi dans l’humanité, on peut voir les progrès, ou se dire que cela ne servira à rien. J’aime le fait que le lecteur puisse se faire sa propre opinion. Le scénario est suffisamment ouvert et donne tous les outils pour cela. Je trouve aussi qu’il y a dans le droit international une idée démentiellement ambitieuse : celle de se dire que, par des règles, on peut tenir sous contrôle huit milliards d’êtres humains sur terre. Quand on prend un peu de recul, c’est vertigineux !

AJ : Comment dessine-t-on l’histoire ?

Gérard Bedoret : La première question que je me suis posée était de savoir ce que j’allais pouvoir dessiner autour du droit international. Mettre en scène des types qui discutent, ça fait un peu peur à un dessinateur… Mais en fait, il y a des moments d’action. On a également trouvé des parades pour créer des conversations, en mettant en scène des joutes sportives entre des penseurs, par exemple. Et l’histoire du droit international comporte toute une galerie de personnages hauts en couleur, notamment les présidents des États-Unis qui ne demandent tous qu’à être dessinés. Les personnages historiques sont du pain béni pour un illustrateur. Le premier auquel je me suis attaqué est Alexandre VI. J’ai retrouvé ses premiers portraits, avec un nez très typé, des vêtements d’époque… C’était un petit plongeon dans l’histoire de l’art, très amusant. Pour les périodes récentes, il y a des documents photographiques. J’ai pris beaucoup de plaisir à m’approprier la physionomie des personnages de l’histoire, qui le plus souvent étaient relativement faciles à dessiner. J’ai travaillé d’après photographie mais je ne voulais pas être trop photographique. J’ai essayé de tendre un peu vers la caricature, de saisir les traits pour ensuite les dessiner de mémoire, et me détacher de la photo réaliste.

AJ : Et pour les dialogues, dont certains sont très drôles, quelle a été la part de liberté et de création ?

Pierre Klein : Dans certains cas, on trouve des citations qui tombent comme des petites pépites. Par exemple, quand Mussolini a dit : « L’Éthiopie, même si elle m’était offerte sur un plateau d’argent, je la veux avec une guerre ». Ou quand François Ier, au moment de la conquête de la nouvelle France, a dit : « Le soleil luit pour moi comme pour les autres. Je voudrais bien voir la clause du testament d’Adam qui m’exclut du partage du monde ». Ou encore, plus près de nous, quand George W. Bush déclara : « Je me fous de ce que disent les spécialistes du droit international. On va botter des culs ». Ce sont des citations authentiques !

Olivier Corten : Nous avons mélangé ces citations historiques à d’autres propos que nous avons dû inventer pour les besoins du récit. Nous avions d’abord imaginé citer les sources des citations, mais cela aurait alourdi le propos. Parfois, entre nous, il nous arrivait de nous demander : « C’est vraiment lui qui a dit ça ou c’est nous qui l’avons écrit ? »

AJ : Le livre se termine avec la guerre en Ukraine. Que nous dit-elle du droit international et de son application ?

Olivier Corten : Tout était bouclé au point de vue narration et dessin lorsque Vladimir Poutine a déclaré la guerre. Nous avons dû élaguer pour récupérer 5 pages et évoquer cette guerre. C’est une violation du droit international comme la guerre d’Irak pouvait l’être. On retrouve toute l’ambivalence à l’égard de ce droit. Poutine viole de manière évidente le droit international mais se garde bien de dire qu’il n’existe plus, car il veut encore l’utiliser contre les autres. Le 24 février 2022, il a le culot de dire : « Qui êtes-vous pour nous critiquer, vous qui avez envahi l’Irak, la Yougoslavie ? ». Cela montre de nouveau comme le droit international est un discours, un cadre de référence que l’on utilise pour se justifier plus que pour l’appliquer de manière systématique. En même temps, tout comme Bush n’avait convaincu personne avec la guerre d’Irak qui était prétendu légale, Poutine n’a convaincu à peu près personne. Personne n’y croit, peut-être pas les Russes eux-mêmes. D’un autre côté, l’Assemblée générale des Nations unies vient d’adopter une résolution visant à formuler des règles plus précises pour lutter contre le dérèglement climatique. La Cour internationale de justice va se pencher sur cette question. Des juges internes au sein des États utilisent cela pour faire avancer l’idée qu’on ne peut pas faire n’importe quoi au nom du profit. Dans cette perspective, le droit international devient l’outil de ceux qui veulent changer les choses.

Une histoire du droit international, Olivier Corten, Pierre Klein, Gérard Bedoret, éditions Futuropolis, 27 €, 256 p.

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