Affaire Shaïna : le poison de la médiatisation
La condamnation vendredi 9 juin à 18 ans de prison de l’homme accusé d’avoir, en 2019, poignardé et brûlé Shaïna Hansye, 15 ans, a déchaîné les passions sur les réseaux sociaux. Son avocate, Me Élise Arfi, a fait l’objet de menaces. Une situation de plus en plus courante qui doit alerter sur la difficulté de faire comprendre le rôle indispensable de la défense dans les procès.

« Il y en a assez que les avocats de la défense soient pris comme des exutoires » lance Me Élise Arfi sur le plateau de BFM TV le 12 juin. Si elle est en colère, c’est parce qu’elle est harcelée depuis deux jours : déluge d’insultes sur les réseaux sociaux, menaces, appels anonymes sur sa ligne professionnelle. Son tort ? Avoir défendu aux assises Omar, 17 ans à l’époque des faits, accusé d’avoir poignardé et brûlé sa petite amie enceinte, Shaïna Hansye, 15 ans, le 25 octobre 2019 à Creil.
La cour d’assises des mineurs de l’Oise l’a condamné à 18 ans de prison dans la nuit du vendredi 9 juin. Jusqu’au bout, l’accusé n’a cessé de clamer son innocence. Le parquet quant à lui avait requis trente ans, soit la levée de l’excuse de minorité qui rabaisse en principe le maximum de la peine à 20 ans pour un mineur. L’annonce du verdict – 18 ans – a choqué des deux côtés de la barre, et déclenché une tension extrême dans la salle.
Tandis que l’accusé est saisi d’une violente crise dans son box, le frère de Shaïna succombe à une attaque de panique qui lui vaut d’être hospitalisé. « Mon corps n’a pas supporté le verdict« , expliquera-t-il quelques jours plus tard sur Twitter.
Interrogée à la sortie du procès, l’avocate de la famille, Me Negar Haeri, laisse apparaitre sa déception et son amertume en accusant la justice de ne pas s’intéresser aux violences faites aux femmes.
Voilà ce que @NegarHaeri nous répond quand on lui demande si la famille Hansye a été respectée par la justice https://t.co/gzg2dkZ2TN
— Ambrine Bdida (@AmbrineBdida) June 10, 2023
L’extrême tension qui entoure l’affaire se ressent dans les commentaires sur Twitter. Même du « bon côté » de la barre, celui des victimes, Negar Haeri subit des critiques, notamment de ses confrères qui lui reprochent de remettre en cause l’excuse de minorité dans ce tweet ; elle s’en défend, expliquant qu’elle ne fait que regretter son application en l’espèce.
Assassinat de #Shaina: la culpabilité de l’accusé a été retenue mais la Cour d’assises a refusé d’écarter l’excuse de minorité, atténuant ainsi sa responsabilité. À 17 ans et 3 mois, poignarder et brûler vive sa victime, que fallait-il de plus pour en faire un crime d’adulte?
— Negar Haeri (@NegarHaeri) June 10, 2023
Une icône des violences faites aux femmes
En quatre ans, Shaïna est devenue une icône des violences faites aux femmes, tant en raison de l’agression sexuelle collective qu’elle a subie à l’âge de treize ans (ses auteurs ont été condamnés par le tribunal pour enfants), que du harcèlement qui s’en est suivi (elle est traitée de « pute » à cause de l’agression dont elle a été victime), jusqu’à son assassinat dans des conditions atroces. Son grand frère, Yasin Hansye, a beaucoup travaillé à sensibiliser l’opinion, notamment en créant une association « Justice pour Shaïna », en mobilisant régulièrement les médias et en allant dans les écoles pour expliquer aux jeunes les conséquences potentiellement tragiques d’une mauvaise réputation.
Le 5 juin, soit la veille de l’ouverture du procès, il se confie dans l’émission 7 à 8 sur TF1.
Ému par l’affaire, le militant écologiste et journaliste Hugo Clément a suivi la famille durant plusieurs mois, ainsi que son avocate, et mis en ligne cinq reportages d’un format compris entre 10 et 13 minutes avant le procès et le sixième et dernier volet (15 minutes), comprenant le verdict, à l’issue de celui-ci. La famille y livre au fil des jours son ressenti et sa douleur sur l’agression dont a été victime la jeune fille à 13 ans, puis sur les circonstances épouvantables dans lesquelles elle a été assassinée deux ans plus tard.
Le reportage montre notamment la cérémonie organisée par la famille devant les marches du palais à l’ouverture du procès : un violoncelliste est venu jouer un air déchirant en mémoire de Shaïna.
L’avocate de la défense, Élise Arfi, ne s’exprime quant à elle qu’à la fin du 6e volet, de 9 : 46 à 10 : 22. Filmée pendant une suspension des débats, elle rappelle simplement que son client est dévasté, qu’il clame son innocence depuis le début et que sa brulure à la jambe est un simple eczéma. Pour voir la série de reportages (en accès libre), cliquer ici : Justice pour Shaïna – Vakita
C’est dans ce contexte tendu, et très déséquilibré médiatiquement entre l’accusation et la défense, que Me Élise Arfi tweete le lendemain du verdict :
Ce procès aura été une épreuve pour tous ceux qui y ont participé. Il laissera des cicatrices. La médiatisation ahurissante orchestrée par certain(e)s y est pour beaucoup. La justice ne se rend pas à la télé. Maintenant les jurés ont pris une décision et il faut bien l’accepter https://t.co/rGTtxVlaQg
— Elise Arfi (@EliseArfi) June 10, 2023
Le commentaire est sobre. Il va pourtant déclencher un tsunami. Hugo Clément (603 K abonnés sur Twitter) lui répond vertement à 11 h 16 « Ce qui laissera des cicatrices, c’est l’atrocité du crime commis par votre client. Ce qui laissera des cicatrices, c’est qu’une jeune fille de 15 ans a été brûlée vive. Ce qui laissera des cicatrices, c’est que l’assassin n’a pas exprimé le moindre remords ».
La discussion tourne vite au vinaigre. Un avocat tente d’expliquer que la surmédiatisation n’est pas forcément une bonne chose, Hugo Clément somme son interlocuteur d’aller au bout de son accusation et c’est Élise Arfi qui sort de la réserve de son premier tweet pour mettre les pieds dans le plat :
https://twitter.com/EliseArfi/status/1667815433645219841?s=20
Parallèlement, la horde des anonymes s’est déchainée sur le thème habituel de la justice laxiste. Les féministes sont aussi de la partie. On menace l’avocate de la défense de lui faire subir la même chose qu’à Shaïna, de s’en prendre à ses enfants… L’opinion publique, chauffée à blanc, juge la condamnation à 18 ans de prison trop « légère ». L’excuse de minorité est un nouveau prétexte à s’indigner. Pourtant, elle est de droit et ne semble avoir été écartée que deux fois depuis 1945, dans les affaires Patrick Dils et Agnès Marin. La partie civile estime que l’accusé aurait dû prendre le maximum, soit 30 ans, c’est son droit et c’est parfaitement compréhensible. Mais la cour d’assises, composée de trois magistrats et d’un jury populaire, en a décidé autrement au terme de cinq jours d’audience.
Comme toujours, réapparaît dans l’imaginaire collectif la figure de l’avocat qui défend des coupables et parvient à leur éviter le pire par le fait d’on ne sait trop quelle manipulation des esprits. Comme si c’était l’avocat de la défense qui prenait la décision… Qu’importe, il faut un bouc émissaire, ce sera le défenseur, accusé de tous les maux.
Les tweets de colère pleuvent.
L’avocate contre-attaque et poste sur Twitter le 11 juin un message de mise en garde : elle est fière de son métier, et poursuivra tous ceux qui la menacent.
En vain…
Les soutiens de ses confrères affluent par dizaines, à commencer par les pénalistes célèbres, Frank Berton, Pascal Garbarini, Marie-Alix Canu-Bernard, Christian Saint-Palais, Xavier Nogueras, mais aussi le journaliste Christophe Hondelatte ou encore Taha Bouafs.
Tous rappellent la nécessité de la défense en justice et s’insurgent contre les attaques subies par Élise Arfi. Il faut dire que la violence contre les robes noires commence à inquiéter. Quelques jours plus tôt, une avocate à Dunkerque a été agressée dans la rue, elle a du être hospitalisée. On se souvient des attaques subies par Me Olivia Ronen, l’avocate de Salah Abdeslam, principal accusé dans le procès des attentats du 13 novembre, lorsqu’elle avait évoqué sa défense sur un plateau de télévision, ou encore des menaces de mort adressées à Me Julie Simon, l’avocate de l’imam Iquioussen.
Ce n'est pas qu'il y ait des avocats pour défendre des salopards, c'est le verdict qui donne envie de vomir.
Dans 8 ans il est dehors. On en reparle…
Entre temps il sera devenu le héros de quelques uns, et le malheur de quelques unes.— KatZ (@katz69003) June 11, 2023
Les hommes ne sont pas épargnés, même s’ils semblent moins visés que leurs consoeurs. Éric Dupond-Moretti lui-même avait été violemment mis en cause à l’occasion du procès Merah, y compris par les médias qui lui avaient notamment reproché d’avoir rappelé que la mère de son client était… une mère. Sans oublier bien sûr Richard Malka, avocat notamment de Charlie Hebdo et de Mila, en permanence protégé par des gardes du corps, même si son cas revêt une dimension toute particulière et bien plus grave.
La boite noire du huis clos
La violence qui se déchaine en marge de l’affaire Shaïna sur les réseaux sociaux suffit à démontrer le bien fondé des inquiétudes de Me Arfi. Il ne se passe pas un mois d’ailleurs sans que les professionnels de la justice et des médias n’organisent un colloque ou ne publient des articles sur les dangers de la médiatisation des affaires judiciaires. Et pour cause. Plus l’opinion publique est émue par un fait divers, et moins la décision de justice paraîtra à la hauteur de cette émotion. C’est mécanique. Et cela explique d’ailleurs la réapparition à intervalles réguliers de la peine de mort dans le débat public. Si le procès est accessible à la presse, les comptes rendus d’audience peuvent permettre de réduire cet écart en montrant le travail judiciaire, les zones d’ombre, les difficultés qu’il y a à juger. Mais ici, il s’est déroulé à huis clos. Les jurés se sont donc prononcés sur des éléments et au vu de témoignages dont le public ignore tout. D’où la déflagration de colère. Par ailleurs, la défense s’est beaucoup moins exprimée dans les médias que la famille de la victime. Sans oublier le sujet brûlant que constituent à l’heure actuelle – à juste titre – les violences faites aux femmes.
Ces décalages entre l’opinion et le travail judiciaire sont hélas courants. Ils deviennent d’autant plus ravageurs que les réseaux sociaux forment de redoutables caisses de résonance, tout en offrant des outils de mobilisation d’une puissance inédite. On se souvient de Jérôme Kerviel, innocent pour toujours aux yeux du public malgré les condamnations judiciaires qui l’ont frappé, ou encore, plus récemment, de la grâce présidentielle accordée à Jacqueline Sauvage alors qu’elle avait été deux fois condamnée aux assises pour le meurtre de son mari. L’opinion a voulu voir de la légitime défense, là où il n’y avait en réalité rien d’autre que de la justice privée.
Sempiternel laxisme judiciaire
Comme à l’habitude, l’émotion de l’opinion sert de tremplin aux politiques. Qu’ils choisissent d’initier un débat sur la question de société révélée par une affaire judiciaire n’est pas choquant en soi. Le problème c’est que généralement ils sont peu ou mal informés sur les dossiers qu’ils commentent, ce qui biaise tant leur réaction, que les réformes qu’ils proposent en réponse à l’émotion. Parfois même, ils se moquent de la vérité du dossier, dès lors que son apparence sert la cause qu’ils ont à coeur de défendre. Ils s’aliènent ainsi régulièrement les gens de justice, sans forcément gagner auprès de l’opinion publique les suffrages recherchés.
Dans l’affaire Shaïna, la droite s’est immédiatement insurgée contre le « laxisme judiciaire ». « Il a poignardé à 15 reprises et brûlé vive son ex-petite amie probablement enceinte de lui… Comment l’excuse de minorité a-t-elle pu lui être accordée ? » s’interroge le président des députés LR Olivier Marleix.
Il a poignardé à 15 reprises et brûlé vive son ex-petite amie probablement enceinte de lui et ne fera donc que… 12 ans de prison avec les réductions de peine automatiques.
Comment « l’excuse de minorité » a-t-elle pu lui être accordée ? #Shaïna https://t.co/sWQ8Z2rqEw
— 🇫🇷 Olivier Marleix (@oliviermarleix) June 10, 2023
Même réaction du côté de Marine Le Pen
Pour avoir eu le courage de vivre comme une jeune femme libre, Shaïna a été brulée vive après avoir vécu l’enfer.
La faiblesse de la condamnation est très difficilement compréhensible. Quel message pour la défense de nos valeurs et les femmes qui se battent pour leurs droits ?
— Marine Le Pen (@MLP_officiel) June 10, 2023
À l’autre extrémité de l’échiquier, un membre de LFI constate plus sobrement qu’il faut s’inquiéter de l’incompréhension entourant certaines décisions de justice. Avec raison.
Sans commenter la décision de justice, qui manifestement créer de l’incompréhension, je donne tout mon soutien à la famille de Shaïna dans cette terrible épreuve. https://t.co/KDa51jDeQS
— Landry Ngang (@LandryNgang) June 10, 2023
Le 13 juin, Aurélien Pradié, député LR du Lot, revient à la charge à l’occasion des questions au gouvernement pour déplorer l’absence de perpétuité réelle.
Que vaut le martyre de Shaïna dans notre République ? Violée, poignardée, brûlée vive.
Son assassin a écopé de 18 ans de réclusion. Il fera au plus 12 ans.
Notre justice ne sait plus prononcer la perpétuité réelle. Elle aménage et excuse. Les règles doivent changer.#DirectAN pic.twitter.com/XAoszQPVrX
— Aurélien Pradié (@AurelienPradie) June 13, 2023
Le porte-parole du gouvernement Olivier Véran lui répond « l’assassin a perdu une part d’humanité en commettant cet acte et a tenté d’affaiblir notre humanité collective », avant de rappeler que la famille peut faire appel. Ce qui est faux…Quant à la tentative « d’affaiblir notre humanité » elle a fait bondir les juristes.
Si le phénomène de médiatisation des affaires judiciaires apparait inévitable – liberté d’informer, liberté d’expression des protagonistes de l’affaire et de leurs avocats, droit à l’information du public –, et s’il explose même en raison de l’intérêt grandissant des médias, l’exercice est toujours à haut risque. D’abord parce que bien souvent, il hystérise les dossiers. Ensuite, parce qu’il remet en cause les règles du procès – présomption d’innocence, secret de l’enquête, temps judiciaire, contradictoire, etc. Enfin, parce qu’il fabrique des biais qui, au lieu d’informer le public sur le fonctionnement judiciaire, aboutissent à l’effet inverse : perception tronquée du dossier, fausse idée des enjeux, incompréhension des procédures, rejet des décisions, sentiment que l’institution est hors sol…Sans compter la pression pour infléchir la décision à venir qui est souvent le but recherché par ceux qui médiatisent un dossier.
Un détenu condamné sur six est emprisonné pour violences conjugales
Ici, la justice risque d’apparaitre une fois de plus aux yeux de l’opinion comme incapable de prendre la mesure des violences faites aux femmes. Les gens de justice savent, eux, que c’est faux. Le gouvernement met la pression sur les juridictions qui en ont fait une priorité. Cela se voit dans les audiences de comparution immédiate où les hommes violents sont désormais assis dans le box à côté des petits dealers et des pickpockets. Les chiffres d’ailleurs parlent d’eux-mêmes : un détenu condamné sur six l’est pour violences conjugales, a annoncé le procureur général de Paris Rémy Heitz en janvier dernier. Dit autrement, une peine de prison ferme sur six frappe désormais un conjoint violent.
Si la justice doit continuer de progresser dans la lutte contre les violences faites aux femmes, en revanche, il n’est plus possible de dire qu’elle s’en fout. Quant à la nécessité d’une défense en justice dans un état de droit, quelle que soit l’horreur du crime commis, elle va imposer un important travail pédagogique. Tant que l’incompréhension se traduisait uniquement par l’habituel « comment faites-vous pour défendre des coupables ? » dans les dîners en ville, les enjeux n’étaient qu’intellectuels. La situation est aujourd’hui bien plus inquiétante. Il n’est pas tolérable que des avocats soient menacés de mort dans l’exercice de leur métier.
Référence : AJU372980
