Ces vents mauvais qui soufflent sur la magistrature

Publié le 23/05/2023

Des magistrates dont l’impartialité est remise en cause en raison de leur engagement syndical ou de leurs prises de position publiques, des réformes qui tardent ou sont enterrées, un projet de restriction de la liberté d’expression confié à la réflexion du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), autant de sujets qui inquiètent Valérie-Odile Dervieux. Cette juge parisienne met en garde contre les « vents mauvais » qui soufflent sur sa profession. 

Magistrats assis en rang lors d'une rentrée solennelle
Photo : ©P. Cluzeau

Stagnations institutionnelles

Pologne[1], Hongrie[2], Turquie[3] etc. les risques d’atteinte à l’État de droit, à la séparation des pouvoirs et à l’indépendance du pouvoir judiciaire, restent un sujet de préoccupation constante.

En France, les progrès relatifs à l’indépendance de la magistrature marquent le pas comme le révèle le rapport d’examen de la mise en œuvre du Plan d’action du Conseil de l’Europe pour renforcer l’Indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire (plan d’action de Sofia) du  23 nov. 2022.

Ainsi la question institutionnelle de l’alignement des conditions de nomination des magistrats du parquet sur ceux du siège ne parait plus d’actualité.

Répressions

Mais, au-delà du débat récurrent et structurel sur l’indépendance du parquet (que certains estiment mal fondé[4]), les accusations de « gouvernement des juges[5], la « judiciarisation de la vie publique[6]» et l’état officiellement dégradé du service public de la justice[7], le retour particulièrement virulent de critiques d’une décision de justice via la mise en cause personnelle et médiatisée de juges[8] interroge.

Il peut même inquiéter dans un contexte  de remise en cause récurrente du droit syndical des magistrats[9] et d’un projet de refonte du droit disciplinaire dont les modalités interpellent[10] dans leur potentiel de déstabilisation des juges judiciaires.

Comment interpréter la très récente saisine du CSM par le garde des sceaux portant sur l’expression publique des magistrats et le droit de grève ? [11].

Guerre médiatisée

La mise en cause du juge emprunte des vecteurs privilégiés, toujours particulièrement médiatisés, étrangers à la remise en cause juridique des décisions de justice :

*la violation alléguée du devoir de réserve du juge dans un passé plus ou moins lointain,

*la qualité de membre d’un syndicat du juge ou, par capillarité, de certains de ses collègues de la juridiction.

Or l’Ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature garantit aux magistrats le droit syndical (art 10-1).

Or la liberté syndicale des juges est protégée par les articles 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 5 de la Charte sociale européenne du Conseil de l’Europe, 12 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 8 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966, ainsi que par la Convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical du 9 juillet 1948 de l’Organisation internationale du Travail et la Magna Carta, adoptée en 2010, par le conseil consultatif des juges européens (CCJE) créé au sein du Conseil de l’Europe.

Or la CEDH et le Conseil supérieur de la magistrature (composé en majorité de non magistrats), rappellent que le devoir de réserve du magistrat ne saurait être ni un bâillon, ni un moyen d’exercer sur lui des représailles :

« Cette obligation de réserve (du juge) ne saurait servir à réduire un magistrat au silence ou au conformisme. Sa portée doit s’apprécier au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, qui a élaboré plusieurs critères : l’intérêt général du débat en cause, l’absence de divulgation d’informations secrètes, l’absence d’intentions cachées du magistrat et l’objectivité du propos, qui n’exclut pas une certaine dose l’exagération

La Cour prête une attention particulière au risque, que pourrait faire peser l’infliction d’une sanction, de décourager des citoyens et particulièrement des magistrats de participer au débat public. Elle s’assure que l’action de poursuite « soit exempte de tout soupçon d’avoir été menée à titre de représailles pour l’exercice de ce droit fondamental » qu’est la liberté d’expression (CEDH, arrêt du 12 février 2009, grand e chambre, Guja c. Moldavien°14277/04, CEDH, arrêt du 26 février 2009, Koudechkina c. Russie n°29492/05, CEDH, grande chambre, arrêt du 23 juin 2016, Bakac.Hongrien°20261/12, CEDH, arrêt du 19 octobre 2021, Todorova c.Bulgarie n°40072/13, CEDH, arrêt du 1ermars 2022, Kozan c.Turquien°16695/19).3 (CSM, décision du 15 sept. 2022)

Syndrome du « mur des cons »

Certes, me direz-vous, mais le « mur des cons » ?

C’est en effet LE joker qui invalide à l’avance toute expression des juges judiciaires et toute légitimité de l’action et de l’expression de tous les syndicats de magistrats.

On pourra juste rappeler que la présidente du syndicat de la magistrature (SM) ²,  a été déclarée – es qualité –  coupable du délit d’injure publique envers un particulier et condamnée définitivement pour ces faits (NDLR : lire notre article ici), condamnation validée par la Cour de cassation  le 12 janvier 2021.

On pourra également rappeler que UNITE MAGISTRATS SNM FO s’interdit toute approche politique des sujets relevant de son objet et toute critique ad personam.

Démocratie

On peut aussi relever que donnent trop rarement lieu à une mise en œuvre effective par le ministère de la justice s’agissant de mises en cause personnelles de magistrats dans l’exercice de leurs fonctions les dispositions suivantes :

*l’interdiction pénalement sanctionnée de critiquer les décision de justice (art 434-25 CP) ;

*les dispositions du droit de la presse (loi du 18 juillet 1881) qui sanctionnent les outrages et les diffamations ;

*l’article 11 de l’Ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature qui rappelle qu’ « indépendamment des règles fixées par le Code pénal et les lois spéciales, les magistrats sont protégés contre les menaces, attaques de quelque nature que ce soit, dont ils peuvent être l’objet dans l’exercice ou à l’occasion de leurs fonctions. L’Etat doit réparer le préjudice direct qui en résulte, dans tous les cas non prévus par la législation des pensions. »

Au final, est-il tout simplement convenable et sans danger qu’en démocratie, un juge soit cloué au pilori médiatique sans possibilité de répondre (devoir de réserve) et sans qu’une réponse institutionnelle soit donnée (hors les réactions des chefs de juridiction concernés), en raison de décisions rendues par lui ou par la collégialité à laquelle il appartient ?[12]

Les voies de recours ne suffisent-donc elles plus ?

 

 

[1] La Pologne, la Cour de Justice et l’État de droit: une histoire sans fin? Benoît-Rohmer Florence

[2] La Hongrie réforme la justice contre des fonds européens, Daily News avec AFP 16 nov 2022  International

[3] CEDH : la Turquie condamnée pour la détention de juges qui avaient libéré des opposants

[4] De l’indépendance de la justice. Le vrai rôle du garde des Sceaux

[5] Chapitre II, le gouvernement des juges , Dominique Terré , Les questions morales du droit (2007), pages 167 à 191

[6] Mission d’information du Sénat 29 mars 22

[7] Rapport des Etats-généraux de la justice judiciaire  ; tribune des 3 000

[8] Figaro, Nicolas Sarkozy au Figaro: «Je suis un combattant, la vérité finira par triompher»

; Tribune libre, Eric Dupond-Moretti, l’opinion, 3 mars 2022

[9] De la nécessité d’encadrer l’activité syndicale des magistrats ; Bertrand Mathieu, Les Cahiers de la Justice 2016/3 (N° 3), pages 395 à 403

[10] Observations du CSM avant -projet de loi organique relatif à l’ouverture, la modernisation et la responsabilité de la magistrature points 31 à 38

[11] Eric Dupond-Moretti demande l’avis du CSM sur la liberté de parole des magistrats

[12] Regard normativiste sur l’indépendance du juge, Nicolas Regis ;Les Cahiers de la Justice 2022/1 (N° 1), pages 179 à 190

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