Cour de cassation : Pour les opinions séparées
Lors de la rentrée solennelle de la cour de cassation qui s’est déroulée le 9 janvier, le Premier président Christophe Soulard a annoncé que la haute juridiction réfléchissait à la possibilité de publier les opinions séparées. Dominique Rousseau, professeur de droit public à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et ancien membre du CSM (2002-2006) y est résolument favorable.
Les opinions séparées favorisent la motivation des décisions de justice
Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour de cassation. Les décisions de ces Cours sont très courtes et souvent peu motivées. L’opinion séparée joue comme une contrainte procédurale dans la mesure où elle oblige les juges à être précis dans leur argumentation. À partir du moment où la norme n’est pas dans l’énoncé juridique, mais dans l’interprétation qui va être faite, et que cette interprétation est un choix entre plusieurs significations possibles, le juge doit expliquer pourquoi il a choisi telle interprétation plutôt que telle autre. Soit il peut l’affirmer d’autorité. Soit, il va l’expliquer en développant un raisonnement juridique, une argumentation juridique. Si les juges majoritaires savent que des juges qui ne sont pas d’accord peuvent conduire une opinion séparée, les juges majoritaires vont « muscler » leur argumentation juridique afin de montrer la validité juridique de leur interprétation, et d’affaiblir préventivement l’argumentation qui sera défendue dans l’opinion séparée. Inversement, les juges qui vont publier l’opinion séparée ne pourront pas dire « on se sépare parce qu’on est de droite et qu’ils sont de gauche » ; ils vont être obligés de « travailler » leur argumentation juridique afin de convaincre, afin de préparer éventuellement dans 5, 6, 7 ou 10 ans un revirement de jurisprudence. Autrement dit, l’opinion séparée est une contrainte procédurale qui fait monter en puissance la qualité juridique de l’argumentation.
Les opinions séparées favorisent une meilleure acceptabilité de la décision
Si la décision est motivée, si la partie perdante peut lire que ses prétentions ont été entendues et comprises par des juges au moment de la délibération, la justice est mieux rendue et acceptée. Juger, disait Paul Ricoeur, c’est un acte de distribution. Ce qui fait la rationalité d’une décision, ce n’est pas le nombre de voix, c’est qu’elle puise son argumentation dans une délibération juridique. Et une décision sera acceptée si elle est une décision rationnelle, donc produite par la raison. La raison étant limitée, une décision rationnelle c’est une décision qui intègre sa possible faillibilité, une décision rationnelle, c’est une décision qui intègre l’idée qu’elle aurait pu être autre. Si elle n’intègre pas cette idée, elle est folle. Elle se prend pour Dieu. Et c’est précisément parce que l’opinion séparée permet de montrer que sur l’affaire en cause il y avait une autre solution possible, de montrer qu’il y a eu délibération, qu’elle est rationnelle et donc acceptable.
Loin d’affaiblir l’autorité des décisions de justice, les opinons séparées sont l’expression d’une philosophie de la rationalité qui paraît mieux correspondre à un processus humain de la production des normes et notamment des décisions de justice, et qui casse l’aspect trop métaphysique ou transcendantal de la décision de justice.
Référence : AJU343972