Explosion rue de Trévise : « Nous regrettons encore et toujours le manque d’humanité »
Pour la 4e année consécutive, des proches de victimes et les rescapés du drame survenu le 12 janvier 2019 rue de Trévise à Paris se sont recueillis au pied des immeubles soufflés par l’explosion au gaz. Ce fut l’occasion, pour cette communauté soudée, de déplorer « le processus assurantiel » qui aggrave leur traumatisme.
Pas une des personnes venues commémorer la tragédie, le 12 janvier 2023 à 9 heures, ne s’imaginait vivre toujours dans l’incertitude du lendemain, quatre ans après leur maudit samedi. Seules huit personnes – sur près de 200 qui ont signé l’accord-cadre en 2022 – ont été totalement indemnisées (voir notre encadré). Exemple : un riverain a perçu le remboursement de sa voiture pulvérisée. Pour les assureurs, « le matériel », c’est simple. En revanche, blessures physiques et conséquences psychologiques semblent leur poser un problème. « Lenteur, tracasseries administratives, pinaillage bureaucratique des compagnies d’assurance, une rue toujours encombrée, de la poussière et du bruit pour seul horizon », a parfaitement résumé la maire du IXe arrondissement, Delphine Bürkli, jeudi matin.
Luis-Miguel est revenu pour la première fois sur les lieux du drame
Ils étaient une petite centaine de victimes, familles, amis, sinistrés et élus, coudes à coudes dans le froid, à se recueillir non loin des palissades qui bloquent l’accès aux appartements dévastés, toujours en travaux. Fouler la rue de Trévise où il a vu mourir son épouse Laura aura été une épreuve pour l’Espagnol Luis-Miguel, qui a fêté ses 47 ans hier ; c’était la première fois qu’il y revenait, et les souvenirs des jours heureux avec la mère de ses trois enfants l’ont dévasté. Mais il a tenu bon, écouté chaque discours que lui a traduits Céline, employée d’un des deux hôtels Accor éventrés et elle-même lourdement traumatisée.
Dominique Paris, présidente de l’association Trévise Ensemble, qui réunit principalement des riverains ayant perdu leur appartement, commerce ou cabinet dentaire, s’est à nouveau indignée que « des dizaines de familles » n’aient toujours pas regagné leur domicile, se désespérant de le rejoindre avant la retraite pour les uns, la mort pour d’autres.
« Nous nous heurtons désormais au processus assurantiel »
Linda Zaourar, présidente de l’association VRET (Victimes et rescapés de l’explosion rue de Trévise), a exhorté l’assemblée à « ne jamais oublier la peine, immense, et la douleur d’avoir perdu un être cher, la vie, les rêves, les espoirs. Ne jamais oublier la douleur d’Elsa, Miguel, Hugo, orphelins de Laura, celle de son époux Luis-Miguel et de leurs familles, la douleur de Kelyan, orphelin de Nathanaël, celle de son épouse Océane et de toute sa famille, la douleur de la famille de Simon et celle de son épouse Anaïs, la douleur de la famille d’Adèle. Tous décédés ce samedi 12 janvier 2019 ».
Si elle a longuement évoqué les plaies, les séquelles, les interventions et le chagrin, Linda Zaourar a également abordé « le nouveau combat » qu’elle et ses adhérents, ainsi que ceux qui les soutiennent, livrent encore en 2023 : « Après la satisfaction de voir aboutir un accord-cadre, arraché avec leurs tripes par les associations, nous, les rescapés et victimes physiques, nous heurtons désormais aux processus assurantiel, un monde où il faut pied à pied tout justifier, prouver que les blessures sont liées à l’explosion. Nous regrettons encore et toujours le manque d’humanité. C’est très dur lorsque vous avez vécu l’horreur et affronté la mort… »
Delphine Bürkli, la maire du IXe, a remercié Alexandra Cordebard, maire du Xe, l’arrondissement voisin d’où sont partis, de la caserne des pompiers de Château d’Eau, Nathanaël Josselin et Simon Cartanaz : « Ils ont donné leurs vies pour sauver celles des autres. »
Le Préfet de région, Marc Guillaume, a tapé du poing sur la table
L’édile, qui a eu un mot pour chacune et chacun « ici, une nouvelle fois, dans cette rue, au même endroit, comme chaque année, depuis quatre ans, près de cette palissade qui fait maintenant partie du décor ». Mais elle a tenu à aborder les sujets qui fâchent après avoir échangé, la veille, avec le préfet de région, Marc Guillaume, lors d’un Clav (comité local d’aide aux victimes) : « Il est aussi agacé par cette lenteur et, au cours de ce comité, il a tapé du poing sur la table. Comme vous, comme moi, il veut que les indemnités soient versées au plus vite, conformément aux engagements pris l’an dernier lors de la signature de l’accord-cadre. Que dit le préfet ? Que chacun prenne ses responsabilités. Quel message vous fait-il passer ? Vous n’êtes pas seuls. Il est à vos côtés. »
Delphine Bürkli veut croire que « ce drame, au-delà des souffrances, des douleurs, de la violence du choc, aura peut-être eu une vertu, celle de créer une amitié indéfectible entre vous, entre nous, comme un lien invisible qui nous relie ».
Des gerbes de fleurs ont été déposées, des larmes ont coulé, des pensées se sont envolées et, finalement, subsistera de ce moment intime la joie de se serrer les uns contre les autres.
L’argent des indemnisations retenu par le gestionnaire Sedgwick
A peine croit-on que, sur les plans juridique et indemnitaire, le dossier de l’explosion rue de Trévise à Paris est en bonne voie de règlement que surgissent de nouveaux obstacles. Et non des moindres ! A tel point que l’on est en droit de s’interroger : où est l’argent destiné aux victimes ?
Cette fois, la Ville de Paris et la maire socialiste Anne Hidalgo ne sont plus en cause. Après avoir si longtemps tergiversé et reporté, au 17 janvier 2022 – soit trois ans après la catastrophe –, la validation par le conseil municipal de l’accord-cadre permettant de débloquer 20 millions pour les victimes, la somme promise a bien été consignée. Précision utile tant, sur les réseaux sociaux, la mairie de la capitale demeure aux yeux de certains responsable de l’absence de dédommagements. Elle a certes retardé le processus, mais c’est désormais le courtier Sedgwick, gestionnaire de sinistres, qui ralentit la procédure indemnitaire.
Au jour de la 4e commémoration du drame, qui a frappé les habitants, les employés, commerçants, entrepreneurs, touristes ou riverains des rues de Trévise, Bergère, Sainte-Cécile et Montyon, seuls huit signataires de ladite convention ont vu leur dossier clôturé, pour un montant global de 107 000 euros. S’y ajoutent des propriétaires qui se sont directement entendus avec leur assureur et n’ont donc pas intégré le dispositif. Generali a versé 2,55 millions d’euros d’indemnités et de provisions. Quant à la Sécurité sociale, elle a pris en charge les prestations légales ou extra-légales.
« Ils discutent tout, y compris la qualité réelle de victime »
Si les « petits » préjudices, par exemple inférieurs à 5 000 euros ou n’ayant pas nécessité d’expertise médicale, ont pu être « soldés » sans difficulté, il n’en va pas de même pour les familles des quatre personnes décédées, les 53 hommes et femmes lourdement blessés ainsi que les victimes souffrant de traumatismes psychologiques durables, handicapants, ou les aidants – parents et conjoints. Quelque 45 de ces victimes directes et indirectes ont reçu une proposition jugée « indécente ». L’une d’elle, sans avocat, attend toujours un retour de Sedgwick bien qu’elle ait adressé son dossier en juin 2022.
Sedgwick avait pourtant été désigné pour faciliter des règlements rapides, amiables, et fluidifier les rapports tendus entre les parties (notre article du 17 janvier 2022 ici). Le gestionnaire est mandaté par les assureurs des cinq contributeurs ayant accepté d’indemniser les victimes et les sinistrés avant l’issue du procès. Soit Allianz pour la mairie, MMA pour la société CIPA, toutes deux mises en examen les 8 et 11 septembre 2020*, également MMA pour l’entreprise de travaux publics Fayolle, puis XL Insurance Company pour GRDF. Enfin, Generali représente le syndic des copropriétaires du 6, rue de Trévise, épicentre de l’explosion. « Il y a donc beaucoup de payeurs autour de la table. Ils chipotent sur tout », regrette la présidente de VRET, Linda Zaourar, qui dirigeait les hôtels Mercure et Ibis détruits. Depuis le 12 janvier 2019, son association regroupe les endeuillés et blessés. « C’est fou, ils discutent tout, y compris la qualité réelle des victimes. Certains préjudices sont écartés, les aidants doivent démontrer leur traumatisme, comme si celui-ci n’était pas lié à la tragédie ! Nous découvrons au fil des mois le cynisme du système assurantiel… »
Un expert « très maltraitant » et « aucune reconstruction possible »
Sous la supervision des deux fonctionnaires retraités et nommés par l’Etat, Messieurs Jacques Hébrard, ancien général de gendarmerie, et Dominique Ferrière, ex-magistrat, Sedgwick s’était engagé l’an dernier à instruire les dossiers « en portant une attention prioritaire » aux enfants orphelins, aux endeuillés et aux blessés les plus grièvement atteints. Le Dr Bernard Serny a été désigné pour faire le lien entre ses confrères experts missionnés. Me Hirbod Dehghani-Azar, du cabinet parisien RSDA, a lui pour objectif de régler les éventuelles difficultés au cours de la médiation conventionnelle. On pouvait alors conclure au printemps dernier que la « task force » allait enfin soulager les douleurs, le chagrin, réparer les vivants. Il n’en est rien, au point qu’en décembre « nos avocats ont tapé du poing sur la table », indique Linda Zaourar. Les élus sont à leur tour montés au créneau, dont la maire du IXearrondissement, Delphine Bürkli.
« On s’aperçoit que nous sommes simplement face à des assureurs qui ne veulent pas payer, ou alors le moins possible, poursuit Linda Zaourar. Si Sedgwick conteste des séquelles au motif qu’il n’y aurait pas forcément de lien avec la tragédie, on lui demande de désigner un expert, ce qu’il refuse. Nous avons été confrontés à un expert très maltraitant, ses conclusions ont été démenties par un médecin hospitalier. On en est là ! Cela aboutit à des situations dramatiques, les gens sont obligés de payer le psychologue, et aucune reconstruction n’est possible. » Ce qui devait être « bouclé dans les 60 jours », une fois les dossiers transférés de Generali à Sedgwick à l’été 2022, risque de ne pas l’être d’ici à la fin de l’année 2023.
La prochaine échéance judiciaire fixée au 28 février
Quant à l’indemnisation provisionnelle versée aux blessés non consolidés, qui selon l’accord aurait dû être accordée « dans les deux mois » suivants la signature de l’accord-cadre, elle « dort » sur des comptes bancaires. Pas une seule de ces victimes grièvement atteintes, opérées plusieurs fois, n’a été dédommagée, même à hauteur de 80 % comme initialement prévu en cas de désaccord sur le montant alloué.
Enfin, sur le plan pénal, l’instruction judiciaire est toujours ouverte alors que les juges avaient envisagé sa clôture le 13 décembre 2021. La nouvelle magistrate chargée de l’affaire attend l’avis d’un second collège d’experts qui doit rendre son rapport le 28 février (notre article du 15 juin 2022 ici). Ce qui laisse augurer, selon la plus optimiste des hypothèses, la tenue du procès en 2024…
* La Ville et CIPA sont prévenues d’homicides et blessures involontaires, de destruction, dégradation ou détérioration par l’effet d’une explosion ou d’un incendie.
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Référence : AJU343965