JO : « Nous craignons l’impact de cette surcharge d’activité sur des juridictions déjà exsangues »

Publié le 22/03/2023

Le gouvernement a lancé un plan « zéro délinquance » dans la perspective des JO 2024 qui se traduit déjà en termes de volume d’activité des juridictions concernées. Alexandra Vaillant, vice-présidente du Tribunal judiciaire de Bobigny et secrétaire générale de l’Union syndicale des magistrats (USM) nous explique quels sont les principaux enjeux en termes d’organisation judiciaire.

Palais de justice de Paris
Palais de justice de Paris (Photo : @P. Cluzeau)

Actu-Juridique : Quel rôle va jouer la justice dans le plan « zéro délinquance » ?

Alexandra Vaillant : L’objectif consiste à sécuriser au maximum les sites concernés par les Jeux olympiques, notamment en ce qui concerne le trafic de drogue et de cigarettes. Prenons l’exemple des cigarettes. En Seine-Saint-Denis, ce trafic prospère à toutes les sorties de RER. Les chefs de juridiction du tribunal de Bobigny ont alerté leurs chefs de cour dans un document qu’a publié le Monde en janvier dernier sur l’augmentation d’activité qu’ils connaissaient dès à présent et le manque de moyens pour y répondre. Un risque de dégradation de la réponse pénale existe. On ne va pas pouvoir poursuivre tous les vendeurs. En principe, lors de la première interpellation, le vendeur à la sauvette n’est pas renvoyé devant le tribunal, excepté s’il a commis d’autres infractions. Le parquet recourt au classement sous condition, à l’avertissement pénal probatoire, ou encore à l’ordonnance pénale. Mais au bout de plusieurs procédures, le parquet peut les regrouper, décider d’un renvoi devant le tribunal, en cas de grosses quantités, de réitération ou récidive (convocation par officier de police judiciaire ou comparution immédiate par exemple). Si les procédures augmentent et elles augmentent déjà, soit on priorise et un autre contentieux en pâtit, soit on ne va pas y arriver, parquet et siège.

Actu-Juridique : Est-ce à ce point indispensable d’éradiquer le commerce de cigarettes, au prix de l’engorgement des juridictions ?

AV: Oui, en raison non seulement des nuisances, mais des risques attachés à ce commerce. Quand des vendeurs occupent illégalement le domaine public, ils occasionnent des nuisances aux riverains et aux usagers des transports en commun. On assiste à des luttes de territoire, comme en matière de stupéfiants, qui génèrent des rixes. S’il s’agit de cigarettes de contrefaçon, elles comportent un risque de santé publique. Celles qui viennent en contrebande peuvent constituer des fraudes fiscales et douanières. Le problème, comme en matière de stupéfiants, c’est que lorsqu’on interpelle un vendeur, le lendemain il y en a deux autres. Ce qui est réellement efficace, c’est de remonter sur les grossistes et semi-grossistes, c’est comme ça qu’on assèche un trafic. Le problème c’est que ça suppose des policiers formés, du temps d’investigation, des moyens pour l’enquête et ensuite du temps d’audience. Il est important d’assurer des missions de sécurité publique en arrêtant les vendeurs, mais on ne fera pas de réels progrès sans investigation. C’est la raison pour laquelle nous étions la semaine dernière aux côtés de de la police judiciaire pour protester contre la réforme de la police nationale qui risque d’engendrer à terme la disparition de la filière investigation, par absorbtion dans les missions de sécurité.

Actu-Juridique : Pour l’instant, ce travail supplémentaire s’accomplit donc à moyens constants…

AV : Des réunions ont lieu dans les juridictions avec les représentants des magistrats et les chefs de juridiction pour identifier les problèmes et gérer les questions d’organisation en vue des prochaines assemblées générales. Et c’est très préoccupant car pour l’instant nous sommes à moyens constants. Ce qui nous inquiète le plus, c’est évidemment la phase JO qui commencera un peu avant les épreuves et se prolongera au-delà, avec cependant un pic d’activité attendu de juin à septembre 2024. À Paris il a été proposé, dès maintenant, de ne plus audiencer de dossiers sur cette période dans certaines chambres correctionnelles, notamment celles qui ont à connaître du contentieux économique et financier ainsi que les chambres généralistes. Évidemment, ça ne concernera pas les dossiers comportant des prévenus-détenus pour des raisons tenant aux délais procéduraux. Concernant les dossiers financiers qui sont déjà audiencés tardivement, c’est un vrai problème et l’on comprend bien que ça va nécessairement impacter l’activité sur le long cours, car si on « blanchit » (NDLR : cesse de remplir le rôle) dès juin où le tribunal travaille à plein régime, on va prendre beaucoup de retard. Et les renvois qui sont déjà lointains, le seront encore davantage. Une autre solution pour faire face à l’augmentation d’activité proposée à Paris est de faire appel aux magistrats des chambres civiles pour le siège, et de solliciter le renfort des parquets spécialisés, financier et terroriste, pour soutenir le parquet. Or, comme l’a souligné le rapport Sauvé issu des États généraux, en France le contentieux civil est sinistré et il faut cesser de le sacrifier. À Bobigny, nous ne savons pas encore quelle organisation va être retenue, il est possible que les chefs des cours d’appel de Paris et de Versailles décident d’une organisation unifiée sur l’ensemble des ressorts. À l’USM, nous craignons l’impact à court et moyen terme de cette surcharge d’activité sur des juridictions déjà exsangues.

Actu-Juridique : La situation se complique du fait qu’on sera en période de vacations judiciaires et donc de congés des magistrats et greffiers…

 AV : À cette période en effet, les tribunaux ne fonctionnent pas à plein régime, on ne traite que les urgences et on rédige les jugements pour préparer la rentrée. Tout est plus compliqué à organiser car il y a moins de personnel. Souvent les audiences de comparutions immédiates se terminent la nuit, voire après minuit. J’ai cru comprendre qu’au ministère de l’Intérieur, les congés seraient suspendus, ce pourrait être une solution envisagée par les services judiciaires, mais cela ne fera que repousser le problème, quand les collègues prendront leurs congés en pleine année, alors que l’activité est déjà très tendue.

 Actu-Juridique : Comptez-vous sur un geste de la Chancellerie pour vous envoyer des renforts ?

AV : Des rumeurs circulent selon lesquelles la Chancellerie, qui est en train d’élaborer la liste de postes offerts aux auditeurs qui entreront en fonction en septembre prochain, aurait décidé d’envoyer des renforts dans les juridictions d’Île-de-France en vue de la préparation des JO. On sera fixé mi-avril. Évidemment, ce serait une excellente nouvelle pour ces juridictions, mais il ne faut pas oublier que si on nous donne des effectifs supplémentaires, ils vont manquer ailleurs. Le ministère n’est pas en cause quant à la préparation des JO, il doit résoudre une équation impossible liée à des décennies d’abandon de la Justice.

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