Justice : la robe souillée de Nîmes

Publié le 28/03/2023

À l’ouverture de son procès d’assises lundi 20 mars, un accusé a craché sur son avocat. La cour refusant les demandes de renvoi, la bâtonnière a décidé de prendre une mesure très rare  : frapper la barre d’interdit.  Mais que s’est-il réellement passé pour qu’on en arrive là ? Notre enquête. 

Justice : la robe souillée de Nîmes
Photo : ©AdobeStock/Acnalesky

Ce lundi 20 mars, s’ouvre devant la cour d’assises du Gard le procès de sept accusés, dont six sont présents : cinq hommes et une femme. Ils comparaissent pour des faits assez violents de vols dans la rue et de home jacking. Certaines victimes de leurs exactions ont été rouées de coups. Ce qui leur vaut d’être poursuivis pour extorsion avec arme, vols avec violence, et association de malfaiteurs. Parmi les accusés, il y a celui qu’on appellera M. D. Il a été placé en détention provisoire en 2020, et depuis n’a jamais été extrait de sa cellule, ni pour son unique audition, ni à l’occasion des renouvellements de détention.

Commis d’office

Quand il arrive aux assises, c’est donc la première fois qu’il quitte sa cellule. Parvenu au palais, un avocat commis d’office qu’il ne connaît pas lui annonce qu’il est son nouveau conseil car celui qui l’assistait jusque-là a renoncé à le défendre à son procès. Et en effet, son avocat choisi, sollicité par le président de la Cour, Éric Emmanuelidis, le 1er mars alors que M. D. a refusé de venir à son interrogatoire préalable, a informé celle-ci seulement le 14 qu’il ne défendrait pas D. La bâtonnière de Nîmes, Khadija Aoudia, a alors désigné en urgence un pénaliste aguerri membre du conseil de l’ordre pour prendre connaissance du dossier et préparer une défense dans ce délai extrêmement court. Mais du mal qu’on s’est donné pour venir à son secours, M. D. ignore tout, il ne voit qu’une chose : son avocat choisi l’a laissé tomber, il se retrouve avec un commis d’office. Et comme il souffre de troubles de la personnalité, ainsi qu’en atteste une expertise psychiatrique versée au dossier, sa colère est difficile à canaliser.

« Vif comme l’anguille, il se retourne et crache sur l’avocat »

C’est dans un contexte tendu que s’ouvre l’audience. Selon une source judiciaire, les accusés sont dangereux et ont exprimé le peu de cas qu’ils faisaient de la justice lors des interrogatoires préalables. La cour a donc pris ses dispositions. Les policiers sont prévenus. Il faut par exemple extraire un des accusés du box, car il menace les autres. M. D. est en rage après son avocat qui n’est pas allé le voir en maison d’arrêt, il demande sa récusation, relate un magistrat. Le président répond que c’est son droit, mais que lui-même le commettra d’office, avec l’accord de son défenseur. L’accusé commence à insulter l’avocat, le président le fait extraire. « Mais vif comme l’anguille, il se retourne et crache sur l’avocat » raconte un magistrat. D’où il se trouve, Éric Emmanuelidis assure n’avoir pas vu s’il avait seulement fait mine de cracher ou s’il l’avait réellement fait.  Cela lui permet de justifier le fait qu’il n’a pas suspendu spontanément l’audience. « Je m’inscris en faux, vous aviez parfaitement vu le mollard qui dégoulinait sur moi » s’écrie l’avocat qui réclame une suspension pour lui permettre d’aller se nettoyer et d’appeler son bâtonnier. Demande accordée. C’est à cet instant précis que se situe sans doute l’amorce du conflit. La cour quitte la salle avec les jurés, un membre du conseil de l’ordre demande au président d’attendre l’arrivée du bâtonnier pour reprendre les débats. Ce qu’il ne fait pas.

Le précédent de l’affaire Sollacaro

Et c’est le début d’un bras de fer avec le barreau qui en rappelle un autre : l’affaire Sollacaro. En mars 2021, s’ouvre devant le tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence un important dossier de stupéfiants. L’un des accusés, qui comparait libre, est absent. Non pas qu’il se soit enfui, il est simplement cloué chez lui avec la covid. À l’époque, les contraintes sanitaires sont strictes : interdiction de sortir de chez soi. Son avocat, Me Paul Sollacaro, prévient le président qu’il ne peut pas le représenter dans une affaire aussi grave dans laquelle il encourt 20 ans de réclusion. L’avocat demande une disjonction pour réussir à articuler au mieux contraintes sanitaires et judiciaires. Refus prononcé sur le siège. Quand l’avocat répond « alors dans ce cas, je lui dis de venir », il se heurte à un nouveau refus. Alors qu’il s’indigne de la situation, Me Sollacaro est expulsé manu militari du prétoire, sur ordre du président. S’ensuivra un bras de fer de plusieurs jours entre le barreau et le magistrat retranché dans la salle d’audience, poursuivant les débats et condamnant les prévenus hors la présence de leurs avocats. Dans le prolongement de cette affaire qui avait ému la profession, le Conseil consultatif conjoint de déontologie de la relation avocat magistrat a publié en juin 2022 un recueil de cas pratiques qui traite précisément de la question sensible de la demande de renvoi. Il y est indiqué :

« La décision de renvoi appartient à la sphère juridictionnelle. Il s’agit d’un pouvoir de la juridiction qualifié en droit positif de mesure d’administration judiciaire. Il n’existe pas de recours propre à l’encontre de cette décision. L’intervention du chef de juridiction dans ce cadre est dès lors particulièrement délicate.

S’il existe une discussion vive sur le caractère légitime de la demande de renvoi et un désaccord manifeste entre l’avocat et la juridiction, l’avocat demande au bâtonnier de venir afin que celui-ci examine la situation et fasse part de son avis à la juridiction. Il est préconisé que la juridiction suspende sa décision dans l’attente de l’arrivée du bâtonnier ou de son délégué́.

Si le renvoi est refusé, contrairement à l’avis du bâtonnier, celui-ci peut saisir le chef de juridiction, en aval de l’audience, afin qu’une discussion s’engage entre le chef de juridiction et le/les magistrats sur les motifs légitimes de renvois et éventuellement pour mettre fin à des pratiques contestables pouvant s’apparenter à des abus ».

C’est très certainement ce qui a manqué dans cette affaire : une suspension des débats le temps que le président et la bâtonnière trouvent une solution.

« Il est absolument impossible de prendre connaissance d’un dossier d’assises en une après-midi »

Mais retournons dans la salle d’audience de la cour d’assises du Gard. La bâtonnière arrive 20 minutes après l’incident et découvre avec surprise qu’on a poursuivi les débats sans l’attendre. « L’avocat n’est pas sous tutelle » se justifie le président. De source judiciaire, on souligne qu’il a fait acter les insultes et le crachat. L’avocat commis d’office demande à être démis. Non seulement il estime ne plus être en mesure de défendre l’accusé, mais il a décidé de porter plainte contre lui. Le président, qui est le seul à pouvoir prendre cette décision, fait droit à sa demande. La bâtonnière informe alors le magistrat qu’elle n’exposera pas un autre de ses confrères vu le contexte, et demande à être désignée. Mais elle ne peut pas bien entendu, toutes affaires cessantes, assurer la défense de l’accusé sans rien savoir du dossier. Elle sollicite donc un renvoi. Le parquet propose une demi-journée, ou rien. « Il est absolument impossible de prendre connaissance d’un dossier d’assises en une après-midi, même en cas d’aveu de l’accusé » explique la bâtonnière, « il faut connaître les faits, lire les déclarations des autres accusés, élaborer une défense sachant que le procès est prévu sur cinq jours ». Peu importe aux yeux de la cour, à 14 heures la décision tombe : rejet. En substance, la cour considère que l’accusé s’est placé lui-même dans cette situation et qu’il doit en assumer les conséquences. Voici l’extrait de la décision :

Arret Nimes

« Évidemment, personne ne cautionne l’attitude de l’accusé qui a craché sur son avocat, c’est lui qui s’est très mal comporté malgré tous les efforts déployés pour lui trouver un défenseur et alors qu’il assurait vouloir se défendre lui-même » souligne le Premier président de la cour d’appel de Nîmes, Michel Allaix. « S’il a le droit d’être défendu, en dépit de son refus, la cour, au terme d’une décision collégiale et motivée, a procédé à une balance des intérêts entre les siens et le droit des autres accusés ainsi que des victimes d’actes d’une grande violence, d’être jugés dans un délai raisonnable ».

« Je refusais de trahir tant mon serment que mon mandat de bâtonnier »

La bâtonnière elle, ne voit qu’une chose : un accusé aux assises, qui encourt une peine très lourde, est jugé partiellement hors sa présence en raison de son agitation, et surtout sans avocat. « Ainsi, alors que de 9 heures à 14 heures, les débats s’étaient poursuivis sans la présence de l’accusé, de son conseil et sans connaissance du dossier, indignée par la violation manifeste des droits fondamentaux de la défense et l’irrespect de la robe de l’avocat, je prends la décision de frapper la barre d’interdit jusqu’à la fin du procès » et de poursuivre « je refusais de trahir tant mon serment que mon mandat de bâtonnier, en participant à un procès dans lequel je serais l’avocat alibi qui permettrait la régularisation d’une procédure… »

Cela signifie que les avocats seront présents à l’audience mais n’auront pas le droit de s’exprimer. Sachant que certains accusés encourent la perpétuité, la situation est intenable. Les avocats de la défense et des parties civiles décident alors de soumettre ensemble une nouvelle demande de renvoi.  Nouveau refus, annoncé le mardi matin à 9 heures. Dans cette nouvelle configuration, l’argument de la balance des intérêts ne tient plus dès lors que tout le monde était d’accord pour renvoyer.  Les débats se poursuivent, avec des avocats condamnés au silence et un accusé sans défenseur. Le soir même, le conseil de l’ordre tient sa réunion hebdomadaire ; quand vient le moment d’évoquer cette affaire, ses membres à l’unanimité apportent leur soutien à leur bâtonnier, s’indignent de l’absence de réaction appropriée sur la robe souillée, et jugent nécessaire de former une nouvelle demande de renvoi pour violation des droits fondamentaux. Cette fois les avocats invoquent une saisine directe de la CEDH ainsi qu’une demande de nouvelle expertise psychiatrique concernant l’accusé. Et pour cause : lorsque le président de la cour d’assises l’a fait expulser de la salle, il s’est fracassé la tête sur un mur. Las ! Le mercredi à 14 heures, la cour d’assises refuse pour la troisième fois de renvoyer l’affaire. La bâtonnière décide alors d’étendre l’interdit frappant la barre à toutes les juridictions de Nîmes. En clair, cela signifie qu’aucun avocat, du barreau de Nîmes ou d’ailleurs, n’est autorisé à plaider devant une juridiction nîmoise, et ce, jusqu’à la fin de la semaine.

Perpétuité, assortie de 20 ans de sûreté

Dans l’affaire Sollacaro, le tribunal avait prononcé des peines extrêmement basses, comme pour montrer qu’au fond les avocats n’étaient pas utiles et surtout pour décourager un appel. Ici au contraire, elles ont été lourdement aggravées. « Au total, la cour a prononcé 130 ans de prison, l’accusé à l’origine de l’incident d’audience a pris perpétuité, assorti d’une peine de 20 ans de sûreté. Pour un vol avec arme en récidive légale, c’est du jamais vu. Une telle peine est réservée en principe aux meurtres d’enfants » précise Khadija Aoudia. Sans surprise, tous les accusés ont fait appel.

Comment comprendre cet incident qui a viré au bras de fer ? En réalité, il serait l’expression d’une tension latente entre les avocats et ce président de cour d’assises. C’est d’autant plus inattendu qu’il s’agit d’un ancien avocat, passé ensuite par le parquet, la JIRS de Marseille, et la cour d’assises de Bastia. Ses verdicts sont frappés d’appel dans 100 % des cas, soulignent ses détracteurs. D’ailleurs, une magistrate du tribunal correctionnel de Nîmes, Marie-Lucie Godard, a exprimé publiquement son soutien aux avocats lundi 27 mars.

« Je souhaite ouvrir cette audience en remerciant l’ensemble des avocats du barreau de Nîmes pour le combat mené la semaine dernière et porté par Madame Le bâtonnier Aoudia dans la lutte pour les droits fondamentaux. En ma qualité de magistrate pour la robe que je porte et le serment que j’ai prêté je vous remercie d’avoir rappelé qu’il n’y a rien de plus important dans un état de droit que de respecter les droits fondamentaux. Merci d’avoir noblement rappelé que la robe que nous portons n’est pas un déguisement mais symbolise des institutions œuvrant pour la justice et le procès équitable. Merci d’avoir justement rappelé ces valeurs qui nous unissent chacun dans le rôle qui nous incombe. Selon les mots de Robert Badinter « une société plus juste ne peut passer que par une dignité rendue à l’ensemble de l’humanité, et ce sans exception » ».

Même le président du tribunal de commerce Jean-Marie Albouy s’est déclaré publiquement solidaire de l’interdit sur les réseaux sociaux. On dit que ces réactions auraient déplu en haut lieu. Si tout le monde convient à demi-mots qu’il y a eu un problème dans cette affaire, la magistrature a quand même tendance à publiquement serrer les rangs.

« À ce stade, ressortez la Guillotine et coupez-nous la tête ! »

Le refus de renvoi n’a pas été motivé par un risque de remise en liberté d’un accusé, assurent les avocats, aucun n’était en bout de délai de détention. Bien sûr la question des moyens se pose, là comme ailleurs. Et, plus simplement, celle des contraintes d’organisation. « De toute façon, il est toujours compliqué de renvoyer un procès d’assises, cela mobilise des magistrats, des greffiers, les jurés et les avocats eux-mêmes dont les agendas sont très chargés » souligne le Premier président. Peut-on imaginer que les magistrats aient aussi voulu éviter de créer un précédent permettant par la suite à un accusé d’insulter son avocat pour faire renvoyer son affaire ? C’est l’une des clefs possibles de cette affaire. Contestée par les avocats.  « Je vous mets au défi de trouver un accusé détenu qui souhaiterait prolonger sa détention provisoire pour ne pas être jugé dans un délai raisonnable, rétorque Khadija Aoudia, la détention provisoire est extrêmement anxiogène… c’est une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Les accusés qui avaient supplié leurs juges de leur accorder un procès équitable en acceptant le renvoi, s’exclameront après refus de la Cour : « À ce stade, ressortez la Guillotine et coupez-nous la tête. Réponse du Président : je ne peux pas » ». On se souvient des mots bouleversants d’Edmond Dantès, du fond de sa cellule, au gouverneur venu le visiter sans connaître les raisons de sa détention « un jugement, c’est tout ce que je demande ; que je sache quel crime j’ai commis, et à quelle peine je suis condamné ; car, voyez-vous, l’incertitude, c’est le pire de tous les supplices »*.

La Bâtonnière de Nîmes a reçu le soutien de la conférence des bâtonniers.

Pour autant, elle s’inscrit dans une stratégie d’apaisement, rappelant que les relations du barreau et des juridictions en général sont très bonnes et qu’ici le comportement des chefs de cour a été exemplaire. « Nous avons d’excellentes relations avec Madame le bâtonnier Khadija Aoudia qui nous a régulièrement informé de ses décisions, confirme le premier président Allaix. Avant même cette affaire, nous avions décidé, dans le prolongement des travaux du Conseil consultatif conjoint de déontologie de la relation avocat magistrat, d’organiser le 6 juillet un colloque sur ce sujet. Une réunion de préparation est prévue demain et elle est maintenue ».

Gageons qu’on y trouvera au programme la délicate question de la gestion des demandes de renvoi aux assises au nom du respect des droits de la défense…

 

 

*Dumas, Alexandre – Le Comte de Monte-Cristo – La Bibliothèque des classiques 2017, p.83.

Mise à jour le 17 avril : Le CNB a adopté lors de son assemblée générale du 7 avril une motion de soutien au barreau de Nîmes et à sa bâtonnière.

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