Justice malade : le tribunal judiciaire de Nanterre se révolte

Publié le 29/11/2022

Juridiction très pauvre dans un département très riche, le Tribunal judiciaire de Nanterre est à bout de souffle. C’est pourquoi avocats et magistrats ont décidé de saisir ensemble le juge administratif d’un recours pour excès de pouvoir contre la circulaire de localisation des emplois (CLE) qui fixe le nombre maximum de juges par juridiction. Ils estiment en effet que son caractère nettement sous-dimensionné porte atteinte aux droits des justiciables et à la qualité du service public de la justice. C’est la première fois qu’une telle action est menée.

Justice malade : le tribunal judiciaire de Nanterre se révolte
De gauche à droite : Me Augustin de la Hosseraye, qui porte le recours en excès de pouvoir, Mariannig Imbert, magistrate, secrétaire générale de l’association des magistrats du TJ de Nanterre,  Dominique Marcilhacy, magistrate, présidente de l’Association des magistrats du TJ de Nanterre, Me Michel Guichard, Bâtonnier des Hauts-de-Seine, Me Isabelle Clanet dit Lamanit, bâtonnière désignée.   (Photo : ©O. Dufour)

 On ne sait jamais quand la colère va exploser. Parfois les braises couvent sous la cendre durant des années sans que rien ne se passe. Et puis soudain…Ce que l’on sait c’est qu’il faut toujours un contexte favorable à une prise de feu, et une étincelle. Le contexte à Nanterre, c’est 12 ans d’alertes demeurées vaines sur le délabrement de la juridiction. L’étincelle, c’est la mort brutale à l’audience de la magistrate Marie Truchet, 44 ans, le 18 octobre dernier. Certes, l’autopsie qui a opportunément fuité dans la presse semble conclure que la magistrate souffrait d’une pathologie grave et que son décès serait donc sans rapport avec le stress professionnel. Une manipulation aux yeux de ses collègues (voir encadré) qui sont plus déterminés que jamais à se battre pour obtenir des moyens supplémentaires.

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Ce tribunal, qui ne compte que 146 juges,  a dans son ressort La Défense, 1er quartier d’affaires d’Europe.  Photo : ©O. Dufour

C’est ainsi que mardi matin, l’Association des magistrats du Tribunal judiciaire de Nanterre  (créée en juillet 2022, elle regroupe 80 magistrats)  et le barreau des Hauts-de-Seine (2 500 avocats) ont convoqué la presse pour annoncer le lancement d’une action en justice inédite. Ils ont en effet décidé de saisir le juge administratif d’un recours pour excès de pouvoir contre la circulaire de localisation des emplois. Me Augustin de la Hosseraye explique : « On forme un recours en annulation devant le juge administratif contre la CLE au motif qu’elle ne tient pas compte des circonstances particulières au tribunal de Nanterre ».

Il manque près de 40 juges à Nanterre

La juridiction qui compte 146 juges manque au minimum de 35 à 38 magistrats rien qu’au siège, a rappelé Isabelle Clanet dit Lamanit, bâtonnière désignée des Hauts-de-Seine. Or, la CLE ne prévoit qu’un seul magistrat supplémentaire. Comme la procédure de recours pour excès de pouvoir est longue,  un référé-suspension a également été introduit afin d’obtenir l’adoption en urgence d’une nouvelle CLE qui tienne compte cette fois des besoins réels.

Trois arguments sont invoqués.

D’abord la répartition des postes par la CLE ne repose sur aucun critère objectif et transparent, mais fonctionne « au doigt mouillé, à celui qui crie le plus fort, à celui qui a le plus d’influence » ironisent les requérants dans le dossier de presse. S’agissant de Nanterre en particulier, il n’est pas tenu compte des spécificités du département.

Deuxième argument, la création d’un seul poste net, compte tenu de l’état de la juridiction, est manifestement insuffisante.

Troisième argument enfin, le manque de postes « aboutit à une violation systématique du droit au recours et au jugement dans un délai raisonnable » souligne Me de la Hosseraye. « Notre objectif est de faire pression sur le garde des Sceaux. Et nous agissons ensemble car nous formons une seule et même communauté judiciaire, a précisé le bâtonnier Michel Guichard. Les avocats souffrent aussi de cette situation car ils doivent expliquer à leurs clients les délais de jugement ».

Si la juridiction de Nanterre est dans un tel état de délabrement – perceptible d’ailleurs dès qu’on pénètre dans ses locaux – c’est parce qu’elle souffre d’un problème que l’on pourrait résumer ainsi : une justice pauvre dans un département riche. Comme l’a rappelé Me Isabelle Clanet dit Lamanet, les Hauts-de-Seine représentent 4 % du PIB français et comptent 159 000 entreprises. Et le plus grave, c’est qu’elle est la grande oubliée des répartitions d’effectifs de renfort.

Justice malade : le tribunal judiciaire de Nanterre se révolte

Justice malade : le tribunal judiciaire de Nanterre se révolte
Dans le bâtiment principal du tribunal judiciaire de Nanterre, un ascenseur sur deux est en panne. A l’annexe, juste en face, les deux ne fonctionnent plus depuis 10 mois.  (Photo : ©O. Dufour)

Trois juges pour tous les litiges du département liés à la construction, dont ceux relatifs aux tours de La Défense, au Grand Paris et aux JO 2024

La juridiction de Nanterre couvre un secteur très urbanisé, notamment avec La Défense. Les contestations qui portent sur des constructions de tours géantes ne se règlent évidemment pas de la même façon qu’une querelle relative à un immeuble haussmannien de 6 étages. Sans compter les affaires liées au Grand Paris (notamment les expulsés de la ligne 15 du métro) ou encore à l’organisation des JO 2024.  Douze dossiers comptent plus de 50 parties ! Or, la 7e chambre qui connait un nombre d’affaires nouvelles de l’ordre de 1100 par an dont 90% sont des dossiers complexes ne dispose que de… trois magistrats. Les mises en état durent des années, puis il faut attendre encore deux ans pour plaider. Un jugement nécessite parfois jusqu’à trois semaines de rédaction. « Vous passez vos journées, vos soirées, vos week-ends pour rédiger une décision qui tombe six ans après et n’a donc plus de sens » se désole une magistrate. Sans compter que les avocats sont « épouvantablement compétents » précise avec humour la juge Dominique Marcilhacy, présidente de l’Association des magistrats du TJ de Nanterre.

Six ans pour un litige aux Prud’hommes !

Les délais en matière sociale sont aussi effarants, si ce n’est plus. Là encore, c’est la richesse du département qui pénalise la juridiction. En raison du grand nombre de sièges sociaux implantés dans les Hauts-de-Seine, le tribunal connaît des litiges collectifs qui concernent la France entière : par exemple le choix d’une usine par Renault pour construire un nouveau modèle ou encore la nouvelle tournée des facteurs décidée par La Poste…Sur 70 dossiers traités chaque année en matière de conflits collectifs, une douzaine sont de grande ampleur, donnant lieu à des jugements de 50 pages.  Des dossiers lourds qui concernent des groupes comme Total, Amazon ou Coca Cola et qui ne s’accommodent pas des « estimations au doigt mouillé » du temps de traitement réalisées par le ministère. Côté départage prud’homal, Me Sophie Caubel explique ainsi qu’un cadre en conflit avec son employeur aujourd’hui ne pourra pas espérer voir son affaire jugée avant… 2026 ! Il faut en effet attendre 4 ans pour accéder aux prud’hommes à Nanterre. Et encore, si le CPH se déclare en partage de voix, c’est deux ans de plus. Le pôle social intègre aussi le TASS (Tribunal des affaires de la sécurité sociale) qui compte 6000 dossiers en stock pour …deux magistrats et aucun greffier à l’audiencement. Les dossiers ici aussi sont parfois énormes comme ce redressement URSSAF d’un laboratoire pour un montant de 450 millions d’euros.

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L’extension du TJ de Nanterre, inaugurée par Jacques Toubon en 1996 abrite le pôle famille, le pôle social et le tribunal de commerce (Photo : ©O. Dufour)

Côté famille, c’est la même désolation. « Le juge aux affaires familiales et le pôle famille, c’est la vitrine de l’institution judiciaire, car c’est bien souvent le seul juge que rencontre un justiciable dans sa vie. À Nanterre, cette rencontre laisse un très mauvais souvenir », confie l’ancien bâtonnier des Hauts-de-Seine Claude Duvernois. Et pour cause, il faut compter entre 12 et 15 mois pour voir un juge dans le cadre d’un divorce, deux ans pour une modification de pension alimentaire ou de garde d’enfants, jusqu’à quatre ans pour sortir d’une indivision. Il faut dire que 5 cabinets seulement sur 11 fonctionnent et que les habitants des Hauts-de-Seine sontriches : 3761 euros de revenu fiscal. Les juges racontent qu’ils ont vu un jour un avocat arriver avec deux valises de pièces et conclusions pour un divorce…

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Ce qui frappe dans l’extension du TJ de Nanterre c’est le nombre incroyable de panneaux, affichettes et autres messages placardés partout à l’attention des avocats et des justiciables. Il s’en dégage une impression générale de bricolage bien éloignée de l’ambiance qui règne par exemple à La Défense  (Photo :©O. Dufour)

À Nanterre, ce sont les malheurs des justiciables qui ruissellent 

Faute pour un couple qui ne s’entend plus de pouvoir rencontrer un juge rapidement, c’est bien souvent le tribunal correctionnel qui finit par voir les époux avant le JAF. Dominique Marcilhacy appelle cela la théorie du ruissellement, mais celle-ci n’a rien à voir avec celle du président Macron selon laquelle plus il y a de gens qui réussissent et plus cela rejaillit positivement sur les autres. À Nanterre, ce qui ruisselle ce sont les malheurs des justiciables. « Les gens s’entretuent faute d’avoir pu voir un JAF à temps et tous les juges sont saisis » explique la juge. En clair, les époux se battent, les enfants qui avaient besoin de protection deviennent des adolescents délinquants, puis de jeunes majeurs qui terminent leur parcours chaotique en prison.

À la 20e chambre dédiée aux violences intrafamiliales et violences sexuelles, Il n’y a qu’une seule audience par semaine faute de magistrats et de greffiers, par conséquent, 30 % des dossiers sont systématiquement renvoyés à… un an (sachant que 50% des affaires renvoyées l’on déjà été une fois). Même des affaires graves de viols incestueux faisant l’objet d’ordonnances de renvoi par un juge d’instruction ne peuvent pas être audiencées. Les armoires contiennent 50 dossiers (ORTC) en attente, leurs auteurs n’étant pas en détention. « Il y a des gens qui pleurent à l’audience. Ils arrivent avec les tripes en z tellement ils ont peur et repartent sans être jugés » s’indigne Dominique Marcilhacy.

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Extension du TJ de Nanterre (Photo : ©O. Dufour)

« Pas de justice, c’est pas de démocratie et de la violence »

La juridiction de Nanterre et le Barreau des Hauts-de-Seine ne sont pas seuls dans cette bataille. Me Cécile Turon, présidente de la section du Syndicat des avocats de France (SAF) des Hauts-de-Seine annonce que le syndicat au niveau national sera intervenant volontaire dans les deux actions intentées devant le juge administratif. Elle travaille par ailleurs à la mise en mouvement d’une action en responsabilité contre l’État pour délais excessifs. « La première victime des délais ce sont les justiciables, hommes, femmes et enfants qui attendent une décision. Pas de justice, c’est pas de démocratie, et de la violence morale et physique pour tous les justiciables » martèle Me Turon.

Ludovic Friat, fraîchement élu à la présidence nationale de l’Union syndicale des magistrats (USM) a annoncé également que son syndicat serait intervenant volontaire dans ces procédures : « nous ne sommes pas au bon chiffre, la justice c’est avant tout de l’humain et du contradictoire et pour cela il faut des personnels qui puissent faire fonctionner notre justice. C’est une nécessité pour le pacte républicain ».

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TJ de Nanterre (Photo : ©O. Dufour)

 

La fuite dans la presse des conclusions de l’autopsie de Marie Truchet déclenche la colère des magistrats

Au début de la conférence, juges et avocats ont tenu à rendre hommage à leur collègue Marie Truchet qui était co-fondatrice de l’Association des magistrats du TJ de Nanterre. « Quand elle rentrait de vacances elle était toute rose, puis elle devenait toute grise » raconte Dominique Marcilhacy. Elle m’avait dit « ça ne va pas bien » et devait aller consulter. Et puis quand elle a vu que sur 10 magistrats il y en avait déjà un de moins et  qu’un autre était tombé en burn-out, elle a dû penser, « je ne peux pas m’arrêter pour me faire soigner, tout retomberait sur mes collègues » ». C’est finalement la mort qui l’a arrêtée de force le 18 octobre dernier.  Peut-être aurait-elle survécu si elle avait pris soin de consulter.

« BFM TV a évoqué un AVC comme cause du décès », c’est faux, contestent les magistrats qui connaissent la vérité par sa famille. Il faudra attendre le milieu de l’année prochaine pour prendre connaissance des conclusions de l’enquête menée par le CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) sur le fonctionnement du tribunal. Les magistrats quant à eux restent convaincus que c’est le travail qui a tué leur collègue. De la même façon qu’ils sont persuadés que la fuite des informations médicales dans les médias ne peut venir que du ministère qui cherche ainsi à se dédouaner. Ce qui les rend particulièrement  furieux.

Note du 20 octobre 2023 : Cet article a été récompensé par une Plume d’argent lors de l’édition 2023 des Plumes et Caméras de l’économie et du droit organisées par le Business & Legal Forums le 19 octobre 2023. 

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