L’audience, un luxe en passe de devenir inaccessible ?

Publié le 04/05/2020

« Dans beaucoup de cas, l’oralité est la condition de la justesse, de la pertinence et de la praticabilité des décisions rendues par le juge » affirme  Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’Etat dans l’éditorial qui introduit le rapport annuel 2020 de la Haute juridiction sorti le 27 avril dernier. L’oralité semble parée de tant de vertus qu’il est prévu d’en développer l’usage, cela fait partie des chantiers en cours, le vice-président s’y est engagé.

D’ailleurs, l’expérience des référés dont le juge administratif a été saisi à l’occasion de la crise sanitaire n’a fait que conforter la pertinence de cette évolution à ses yeux. Quelle ironie  quand on songe  que nombre de ces recours visaient précisément à réclamer la préservation des principes fondamentaux de la procédure en matière civile et pénale …

L'audience, un luxe en passe de devenir inaccessible ?
Photo : ©UlyssePixel/AdobeStock

Car pendant ce temps du côté de la justice judiciaire, l’audience déjà largement malmenée par des décennies de pénurie chronique de moyens est sur le point de rendre l’âme, achevée par la crise sanitaire. Dans un rapport publié le 28 avril intitulé « Une autre urgence : le rétablissement d’un fonctionnement normal de la justice », la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’en inquiète.

« Le confinement a suspendu une partie de l’activité judiciaire et, loin d’être réservées aux urgences, les modifications de procédure introduites par les ordonnances du 25 mars 2020 sont applicables dans tout le champ du droit civil, pénal et administratif, qui peut désormais être traité par écrit, sans audience et parfois même sans contradictoire» constate-t-elle.

Et la commission de mettre en garde : « il ne suffit pas qu’une décision soit motivée et susceptible d’appel pour légitimer les atteintes portées à d’autres garanties qui ont leur propre justification. Les droits de l’homme ne sont pas substituables ».

Sans audience et même sans juge…

Au civil en effet, on traite en ce moment les dossiers sans audience et tout porte à croire que la solution sera pérennisée au-delà de l’état d’urgence sous prétexte que, pour faire face aux montagnes de dossiers en retard, on n’aura pas d’autre choix. Ce n’est rien à côté du pénal où l’on tente de se convaincre que l’on peut envoyer un homme en prison  sans même prendre la peine de l’amener dans la salle où siège son juge. Mais il faudrait sans doute applaudir la visioconférence puisqu’elle maintient un simulacre d’audience quand par ailleurs on se prive de tout et même du juge pour prolonger une détention provisoire.

En réalité, l’audience ne disparait pas partout. Il est même un domaine, très confidentiel, où elle se déploie dans des conditions inédites. Celui du contentieux international. On estime à 10 000 le nombre de litiges économiques et financiers internationaux jugés à Londres chaque année. Avec le Brexit, les décisions de justice britanniques vont perdre le bénéfice de la reconnaissance au sein de l’Union. Plusieurs pays dont la France, mais aussi l’Allemagne ou encore les Pays-Bas travaillent depuis trois ans dans le but d’attirer cette manne. En France, cela a donné naissance à la chambre internationale de la cour d’appel de Paris.

Pour attirer les plaideurs internationaux, il a été décidé qu’on pourrait y plaider en anglais, mais surtout qu’il serait possible de faire venir témoins et experts  à la barre  et que les procès seraient susceptibles de s’étaler sur plusieurs jours…

L'audience, un luxe en passe de devenir inaccessible ?
Photo : ©Florence Piot/AdobeStock

Bien sûr il y avait une place à prendre et la France devait relever le défi pour promouvoir sa place de droit.

Mais comment ne pas s’émouvoir de la rupture d’égalité de traitement entre d’un côté les contentieux de masse que l’on industrialise sur un mode « dégradé » pour reprendre un terme utilisé par la CNCDH et, de l’autre, quelques contentieux rares qui bénéficient encore de toute la sophistication dont le génie juridique français est capable  ?  En matière judiciaire, c’est ce que l’universitaire Jean-Baptiste Perrier analyse comme l’émergence d’une supra-justice qui se nourrit des sacrifices imposés à l’infra-justice, autrement dit aux contentieux de masse.

Place du Palais Royal, la question ne se pose pas car on a les moyens de continuer à tendre vers une justice de qualité. Et pour cause. Dans son rapport sur le projet de loi de finances  2017, le sénateur Antoine Lefebvre s’est livré à un calcul tout simple : il a divisé le budget de la justice judiciaire et celui de la justice administrative par le nombre de décisions rendues ce qui donne pour l’année 2015, un coût moyen de 886 euros pour une décision judiciaire contre….. 1482 euros pour sa cousine administrative. A ce prix-là, le juge administratif peut s’offrir une audience. Pas le juge judiciaire, ou alors uniquement dans les contentieux où l’on décidera de lui accorder ce luxe.

Reste une question cruciale : que penser d’une démocratie dans laquelle les réformes en matière judiciaire concernant le plus grand nombre ne poursuivent plus l’objectif de se rapprocher de l’idée du juste, mais se cantonnent à gérer une pénurie de moyens présentée comme insurmontable ?

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