Le Conseil constitutionnel au secours du jury populaire ? Compte-rendu d’audience
Ce mardi 15 novembre, dans la petite salle de la cour administrative d’appel de Douai, flottait un parfum d’Histoire. Au cours d’une audience d’une intensité exceptionnelle, c’est ni plus ni moins que l’avenir du jury populaire de cour d’assises qui était en jeu. Le récit d’audience de Benjamin Fiorini qui se bat depuis des mois pour sauver les cours d’assises.
Le Conseil national des barreaux, la Conférence des Bâtonniers, le Syndicat des Avocats de France, l’Association des Avocats Pénalistes, la Fédération Nationale des Unions de Jeunes Avocats, le Syndicat de la Magistrature, l’association « Sauvons les assises ! », ainsi qu’une vingtaine de barreaux des quatre coins de la France (Aix-en-Provence, Bayonne, Bergerac Sarlat, Grenoble, Hauts-de-Seine, Lille, Lyon, Marseille, Nantes, Nice, Paris, Poitiers, Rennes, Seine-Saint-Denis, Strasbourg, Toulon, Toulouse, Val de Marne, Val d’Oise, Villefranche-s/-Saône) : tous étaient réunis pour défendre les QPC visant à contester les cours criminelles départementales (CCD), juridiction criminelle composée de cinq magistrats, chargée depuis le 1er janvier 2023 de juger les individus majeurs accusés de crimes punis de 15 ou 20 de réclusion criminelle (hors récidive). Ces QPC avaient initialement été proposées par nos soins dans un article de doctrine.
Consacrer le jury pour juger les crimes de droit commun comme principe fondamental reconnu par les lois de la République
Tour à tour, les plaideurs ont exhorté les Sages à consacrer l’intervention du jury pour juger les crimes de droit commun en tant que principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) – ou a minima, en tant que principe à valeur constitutionnelle (PVC).
Ils leur ont également demandé de constater l’existence d’une rupture d’égalité des citoyens devant la justice contraire à la Constitution, les règles de vote sur la culpabilité et la peine maximale applicables devant la CCD (3 voix contre 2, soit la majorité simple) plaçant les accusés dans une situation de net désavantage par rapport à ceux renvoyés devant la cour d’assises (7 voix contre 2, ce qui correspond à la règle de la minorité de faveur).
Appelé le premier à la barre, Me Antoine Ory a d’emblée rassuré les membres du Conseil constitutionnel sur les objectifs poursuivis à travers ces QPC. Il ne s’agissait pas de faire remonter une revendication corporatiste des avocats, mais bien de défendre le jury populaire en ce qu’il constitue « un gage de qualité de la justice tant pour l’accusé que pour la collectivité », autrement dit un double droit sacré : le droit politique des citoyens de participer au jugement des crimes, et le droit des accusés d’être jugés par leurs pairs. Le soutien apporté à ces QPC par les magistrats, les universitaires, les collectifs féministes, et plusieurs associations issues de la société civile, montre en effet que la défense du jury populaire est une question essentielle qui dépasse les clivages classiques.
La cour d’assises fille de la Révolution française
Les plaideurs se sont ensuite efforcés de démontrer que les trois conditions fixées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel pour reconnaître un PFRLR étaient, à l’évidence, parfaitement remplies. Premièrement, l’intervention du jury a toujours été considérée, dans notre histoire républicaine, comme une protection de l’accusé contre les erreurs judiciaires, de sorte qu’elle constitue une garantie en lien direct avec les droits et libertés de l’individu. Deuxièmement, le principe d’intervention du jury pour juger les crimes a été consacré à de nombreuses reprises entre la Révolution et 1946 (notamment par les Constitutions de 1791, 1793, 1795, 1799 et 1848, ainsi que par l’article 231 du Code d’instruction criminelle sous la IIIe République). Troisièmement, ce principe s’est appliqué de façon continue, sans exception, sous l’ensemble des périodes républicaines antérieures à 1946.
Par ailleurs, les défenseurs du jury ont insisté sur ses nombreuses vertus, que ce soit pour les jurés eux-mêmes, pour la préservation des libertés publiques et individuelles, ainsi que pour la vitalité démocratique de notre pays. Me Jean-François Barre a ainsi rendu hommage à la cour d’assises, « fille de la Révolution française », et au jury, « institution ancrée dans notre histoire » dont le rôle est d’ « illustrer les valeurs sociales et républicaines qui fondent notre société. »
Me François Molinié a mis en lumière la « tradition ininterrompue » que constitue l’intervention du jury en matière criminelle, véritable pont entre la Révolution de 1789 et aujourd’hui. Il a habilement relevé que dans sa décision n° 86-213 DC du 3 septembre 1986, le Conseil constitutionnel avait déjà reconnu l’existence d’un « principe d’intervention du jury » en matière de crime, et qu’il devra désormais en préciser la valeur.
Me Guillaume Arnaud s’est appuyé sur Montesquieu, citant un extrait éloquent de l’ouvrage De l’esprit des lois (1748) : « la puissance de juger ne doit pas être donnée à un Sénat permanent, mais exercée par des personnes tirées du corps du peuple, dans certains temps de l’année, de la manière prescrite par la loi, pour former un tribunal qui ne dure qu’autant que la nécessité le requiert. De cette façon, la puissance de juger, si terrible parmi les hommes, devient, pour ainsi dire, invisible et nulle. »
Stopper l’hémorragie démocratique
Me Fabien Arakelian a rappelé que l’institution du jury « contribue au rapprochement des citoyens avec leur justice », avant de citer Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (1835) : « en forçant les hommes à s’occuper d’autre chose que de leurs propres affaires, [le jury] combat l’égoïsme individuel […]. Je le regarde comme l’un des moyens les plus efficaces dont puisse se servir la société pour l’éducation du peuple. »
Me Agnès Hauciarce-Rey a souligné l’incapacité des CCD à atteindre les objectifs leur ayant été assignés par le législateur, que ce soit en termes de dé-correctionnalisation, de gain de temps ou d’économie financière.
Me Karine Bourdié, après avoir mentionné les noms de grands avocats pénalistes, aujourd’hui disparus, qu’elle aurait aimé entendre plaider cette cause à ses côtés, a appelé les membres du Conseil constitutionnel à stopper cette « hémorragie démocratique », avant de citer le député Thouret qui, au cours des débats à l’Assemblée nationale constituante en 1791, affirmait que le jury est une « création du génie de la liberté, objet du culte politique des peuples libres, palladium de toutes les Constitutions fondées sur la reconnaissance des droits et de la dignité des hommes. »
Me Paul Mathonnet a justement exprimé à quel point le jury constitue un vecteur de légitimité des décisions de justice et de confiance dans l’institution judiciaire, ainsi qu’un instrument fondamental pour garantir les droits de l’accusé.
Me Stéphane Maugendre, enfin, a relevé que le jury constitue moins une « contrainte économique et organisationnelle » – le bilan des CCD montre qu’elles génèrent aussi des dépenses nouvelles et une profonde désorganisation – qu’une nécessaire « contrainte démocratique. » Il a insisté sur l’importance, exprimée par de nombreuses victimes, d’être jugées par personnes qui leur ressemblent.
Le représentant de gouvernement défend la constitutionnalité des cours criminelles départementales
C’était ensuite au tour de M. Benoit Camguilhem, représentant du gouvernement, de s’exprimer pour défendre la constitutionnalité des CCD. Il estimait notamment que l’intervention du jury pour juger les crimes de droit commun ne saurait être reconnue en tant que PFRLR, cette règle ayant d’abord été consacrée en 1791 sous une monarchie constitutionnelle, si bien que ses consécrations ultérieures sous des régimes républicains n’auraient aucun poids. Dépeindre le jury comme une institution d’essence royale : à la lueur de l’histoire, l’argument ne manque pas de saveur ! Soutenir que les PFRLR seraient en fait des PFRSLR (principes fondamentaux reconnus seulement par les lois de la République) : voilà une théorie que le Conseil constitutionnel n’a jamais consacrée jusqu’alors.
Toujours pour s’opposer à la constitutionnalisation du jury pour juger les crimes de droit commun, M. Camguilhem soutenait que la notion de « crime de droit commun » était finalement vide de sens, celle-ci n’ayant jamais été définie avant ou après 1946. Là encore, l’affirmation peut surprendre, la notion de « crime de droit commun » apparaissant clairement dans la législation criminelle antérieure à 1946, tout comme en droit positif. Sauf à admettre que le législateur ne sait pas ce qu’il veut dire lorsqu’il emploie cette notion, et que par suite, le juge ne comprend pas ce qu’il lit lorsqu’il doit en faire application, il semble que la consistance de la notion de « crime de droit commun » soit difficilement questionnable.
Ensuite, M. Camguilhem affirmait qu’aucun problème d’égalité des citoyens devant la justice n’était à relever. Contrairement aux écritures adverses, il soutenait notamment que l’accusé, jugé devant la CCD avec son complice récidiviste, se trouve dans une situation objectivement différente de l’accusé renvoyé devant la cour d’assises pour les mêmes faits en raison de l’état de récidive de son complice. Pourtant, ces deux accusés auront commis les mêmes faits, mais seul le second bénéficiera de la règle de la minorité de faveur.
Une bonne administration de la justice
Enfin, il soutenait que l’institution des CCD était commandée par le souci de bonne administration de la justice, qui constitue un objectif à valeur constitutionnelle. Quelques moues dans la salle, à l’évocation de cette idée selon laquelle la participation des citoyens à l’œuvre de justice serait un frein à sa bonne administration… Quelques sourires gênés, aussi, du côté des avocats, qui éprouvent au quotidien le triste bilan des CCD. Toutefois, selon le représentant du gouvernement – qui considère pour sa part ce bilan comme positif –, l’efficacité réelle des CCD n’a pas à être pris en compte par les Sages pour fonder leurs décisions.
Ce bilan semble pourtant intéresser le Conseil constitutionnel, M. François Seners questionnant les parties en fin d’audience sur l’existence de données statistiques pour l’année 2023. L’espoir sera toutefois déçu, le représentant du gouvernement indiquant que ces chiffres ne sont pas encore disponibles…
Entretemps, Mme Corinne Luquiens s’interrogeait sur les conséquences d’une éventuelle reconnaissance de l’intervention du jury en tant que PFRLR ou PVC, et notamment sur la possibilité pour le législateur de faire évoluer les qualifications pénales. Il lui était répondu que la consécration d’un tel principe aurait un unique effet : imposer l’intervention du jury pour juger les faits qualifiés par la loi de crimes de droit commun. Autrement dit, le législateur conserverait, au titre de l’article 34 de la Constitution, la pleine liberté de correctionnalisation des crimes (qui deviendraient donc des délits et pourraient être jugés sans le concours des jurés) ou de criminaliser des délits (qui deviendraient des crimes et devraient donc être jugés avec le concours des jurés).
Désormais, le sort du jury populaire se trouve entre les mains du Conseil constitutionnel. La décision sera annoncée le vendredi 24 novembre. D’ici là, les Sages devront, à l’instar des jurés, se poser cette unique question dans la sincérité de leur conscience : « avez-vous une intime conviction ? »
Référence : AJU402601