Me François Martineau : « L’éloquence est désormais une compétence recherchée »
Jamais sans doute la rhétorique n’avait eu autant le vent en poupe. Me François Martineau vient de publier la 10e édition de son Petit traité d’argumentation judiciaire*, sorti pour la première fois en 2004. Pour ce spécialiste, en 20 ans bien des choses ont changé, mais la nécessité de maitriser les outils de raisonnement et d’expression orale demeure. Elle s’étend même, pour l’avocat, à de nouveaux domaines : médias, visioconférence, médiation… À l’ère de la post-vérité et du relativisme, Me Martineau rappelle que la rhétorique est indissolublement liée à l’éthique.
Actu-Juridique : Vous venez de publier la dixième édition du Petit traité d’argumentation judiciaire et de plaidoirie, quelles sont les nouveautés cette année ?
François Martineau : Outre l’actualisation des références normatives, et jurisprudentielles ainsi que la refonte de la bibliographie générale, vous y trouverez d’abord de nombreux exemples supplémentaires tirés des plaidoiries prononcées dans les affaires les plus récentes, notamment lors de ses grands procès de terrorisme : 13 novembre, Saint-Étienne-du-Rouvray, Nice. Par ailleurs, à la demande de mes étudiants, j’ai rajouté un chapitre sur les concours d’éloquence et sur l’improvisation oratoire : ces concours constituent un excellent entraînement à la prise de parole en public et plus tard, à la plaidoirie.
De même, compte tenu du développement de la visioconférence au sein de l’institution judiciaire, il m’est apparu essentiel de consacrer de nouveaux développements aux techniques d’utilisation de ce procédé de communication et à ses dangers.
Enfin, au vu de l ’influence grandissante des médias et des réseaux sociaux, particulièrement dans certaines affaires pénales il fallait préciser le rôle de l’avocat dans la communication médiatique judiciaire, ses obligations et ses limites notamment déontologiques. Les principes essentiels de la rhétorique traditionnelle dégagés par Aristote, Cicéron ou Perelman sont toujours d’une étonnante actualité….
Actu-Juridique : Depuis quelques années la rhétorique est revenue à la mode : films, livres, formations… c’est presque une technique de développement personnel. Que vous inspire cet engouement ?
FM : Vous avez raison de le souligner ; l’on assiste depuis quelques années, notamment sur internet, à une floraison d’enseignements visant à maîtriser l’art de la parole, contrôler son trac, dominer son auditoire, savoir respirer, organiser une présentation… en un mot : mieux communiquer. Il semble que le marché se soit emparé de l’éloquence ! Mais ces enseignements concernent moins l’invention et la structuration du discours argumentatif que son expression orale. Ils visent moins le « savoir quoi dire » qu’un « comment le dire ». Cet engouement peut avoir plusieurs causes. D’abord, une prise de conscience chez les nouvelles générations des nécessités de la communication ; nous vivons dans un monde de mots où se mesure tous les jours au travers des médias et des réseaux sociaux l’importance et la force du langage. Sa maîtrise est donc la première condition de la persuasion et de l’accès à l’autre. Prise de conscience aussi dans cet univers de compétition et de surinformation futile de ce que l’on ne saurait y trouver une place honorable sans acquérir et posséder l’art de bien parler ; qu’on ne peut pas être libre sans savoir décrypter les codes sociaux idéologiques qui sous-tendent toute parole et qu’il faut apprendre à reconnaître ; qu’il est urgent de redécouvrir les richesses d’une langue, l’utilisation de toutes ses ressources, des tournures appropriées, le ton juste, simple, naturel et que justement la rhétorique se présente comme l’une des voies d’accès privilégiée à cet art oratoire…
Par ailleurs, nous avons constaté qu’à cette époque de profonde mutation, beaucoup de jeunes, en se plongeant dans l’étude de la rhétorique, redécouvrent en même temps des trésors culturels de l’Antiquité avec laquelle cette discipline est consubstantielle ; c’est une joie profonde de les voir s’émerveiller de cette découverte…
Enfin, cause ou effet, mentionnons la multiplication des concours d’éloquence : autrefois réservés au monde judiciaire et plus particulièrement à la Conférence du stage, ces modernes joutes oratoires héritières des concours de récitations de la Grèce antique et des disputes du Moyen-Âge se sont désormais généralisées. Il n’y a pas d’université ou de grande école qui n’organise son épreuve d’éloquence.
En être le lauréat suscite d’autant plus l’envie que les réseaux sociaux amplifient la notoriété et des candidats et des vainqueurs…L’éloquence est désormais une compétence recherchée.
Actu-Juridique : Dans le film « Le Brio », Daniel Auteuil qui incarne un professeur de Droit enseignant l’art oratoire dit à l’une de ses élèves : « la vérité, on s’en fout ». La rhétorique serait-elle un art de la manipulation ?
FM : Le grief qui est fait à la rhétorique d’être un outil de manipulation n’est pas nouveau : il renvoie à la problématique classique des rapports entre le langage et la réalité qu’il énonce. Il est vrai que, comme toute discipline cognitive, la rhétorique peut aider en jouant sur tous les registres de la persuasion à faire passer en contrebande des allégations qui prétendraient à la vérité et qui en seraient éloignées. De surcroît, la rhétorique en permettant la construction d’un discours dont les qualités esthétiques emporteraient la persuasion non point sur le fond mais sur la forme, peut apparaître comme un ensemble de procédés aussi dangereux pour la vérité qu’une drogue pour le corps : « le discours est à l’âme ce que le poison / remède est au corps » disaient ainsi les Anciens ; Platon au Ve siècle avant Jésus-Christ avait déjà lancé cette attaque contre les sophistes qui enseignaient la rhétorique après l’avoir perfectionnée. Mais ce que visait le disciple de Socrate, c’était l’utilisation de ces techniques oratoires détachées de toute fin morale et sans considération de la vérité et du bien public !
Or, on ne le soulignera jamais assez, l’enseignement rhétorique est un tout dont chaque partie ne peut être détachée de l’Éthique qui en conditionne non seulement le bien-fondé moral mais aussi l’efficacité. Ainsi pour Isocrate contemporain de Platon, l’utilisation de la rhétorique n’était acceptable qu’au service d’une cause juste et noble. Cicéron, en exigeant de l’orateur la probité et l’extrême prudence, rappelait de son côté : « si nous donnons les richesses de la parole à des gens qui manquent de vertu, nous n’aurons pas fait des orateurs mais nous aurons livré des armes à des fous furieux ». C’est pourquoi l’enseignement des techniques rhétoriques comporte toujours, au-delà du volet culturel essentiel, un rappel des normes morales qui prévalent dans toute démocratie, à commencer par le respect de l’autre, c’est-à-dire par la prohibition de la déloyauté et de la mauvaise foi.
Revenons au professeur du Brio que votre question évoque : un enseignant ne devrait jamais dire à ses élèves qu’il ne faut pas se préoccuper de la vérité. Au pire, c’est leur ouvrir la voie du mensonge, au mieux, c’est les accoutumer à l’idée que le concept de vérité en matière argumentative est inopérant et que tout est relatif ; c’est d’ailleurs une erreur autant morale que technique car un orateur dont on sait qu’on lui a appris à mentir risque de ne jamais être cru. La persuasion véritable ne peut être obtenue que par une sincérité qui s’affiche et qui prohibe le mensonge. Comme l’a souligné avec vigueur Quintilien, un homme véritablement éloquent ne saurait mentir ; c’est surtout un homme de bien.
Actu-Juridique : Dans le même temps, la justice qui était le lieu de prédilection de la rhétorique semble y accorder moins d’intérêt à mesure que les audiences se réduisent voire disparaissent…
FM : Si vous liez rhétorique, oralité et audience, vous avez raison : compte-tenu de la massification des contentieux administratifs, civils et pénaux et de la complexification des normes applicables, l’intervention orale de l’avocat à l’audience est bien souvent écourtée voire minimisée ou supprimée ; ce pour respecter les objectifs allégués de l’accélération du processus judiciaire…Dans ces procédures dominées par l’écrit, le rôle de l’exposé oral de l’argumentation, voire de l’oralité, est de plus en plus remis en cause.
Par ailleurs, indépendamment de sa place dans le débat judiciaire, la plaidoirie elle-même a nécessairement évolué dans son énoncé, dans son contenu et dans sa durée. Cette évolution est naturelle dans la mesure où toute plaidoirie reflète les mentalités et les appétences culturelles des acteurs du processus judiciaire, avocat ou juge. Souvenons-nous qu’au XIVe siècle, à l’époque où ceux-ci avaient reçu une formation scolastique, les plaidoiries d’avocat utilisaient jusqu’à l’excès les subdivisions ainsi que les subtilités du syllogisme aristotélicien ; les plaidoiries de la Renaissance extériorisaient les trop nombreuses références littéraires de l’Antiquité dont on venait de retrouver les trésors ; l’intervention des avocats s’alourdissait alors de citations, de digressions, de locutions latines. De même au XVIIIe siècle, les mémoires judiciaires écrits au soutien de la défense des accusés étaient pétris d’ironie et d’émotion et recherchaient le principe universel propre à convaincre l’opinion publique. Aujourd’hui, même en matière pénale, l’heure n’est plus aux plaidoiries fleuves où les avocats pouvaient rivaliser de références culturelles.
Mais l’ensemble de ces évolutions ne fait aucunement disparaître la nécessité d‘appliquer dans la cadre du processus judiciaire les principes rhétoriques propres à favoriser la construction de tout discours argumentatif et à améliorer ses qualités persuasives. Les dix minutes de plaidoirie concédées à un avocat pour faire valoir sa position à l’audience obligent celui-ci à dire l’essentiel selon un plan rigoureux dont la structure peut lui être suggérée par la deuxième partie de l’enseignement rhétorique, la disposition. Un mémoire écrit, des conclusions outre les arguments juridico-factuels qu’il met en œuvre peut gagner en efficacité persuasive en faisant application des principes de l’invention des arguments de valeurs, d’émotions, de contexte qui, adaptés à son auditoire, facilitera son adhésion aux thèses proposées.
Enfin, les modes alternatifs de règlement des différends n’impliquent aucunement la disparition de la rhétorique ; toute intervention peut gagner en persuasion à être organisée, structurée et clarifiée par le recours aux règles bien comprises de la rhétorique traditionnelle et des techniques argumentatives. La rhétorique ne privilégie-t-elle pas l’échange dialectique, les contenus contradicteurs, la compréhension de sa thèse ne serait-ce que pour la passer au crible de la raison et pour la réfuter ? L’échange dialectique permanent qui se déroule lors de ces modes alternatifs de règlement des différends gagne ainsi en pertinence si les parties ont su analyser le dossier qui est à traiter. Grâce aux règles de la rhétorique, elles sont capables d’exprimer leur position, de réfuter celle de leur contradicteur et, enfin, d’en faire ensemble une synthèse cohérente.
La première règle de l’enseignement rhétorique n’est-elle pas de manifester en toutes circonstances un esprit d’adaptation à l’auditoire, bien sûr, mais surtout au cadre procédural dans lequel s’opère l’échange argumentatif…
…règle cardinale, s’il en est !
*François Martineau – Petit traité d’argumentation judiciaire et de plaidoirie 2024-2025 – Dalloz décembre 2023 – 706 pages, 48 euros.
Référence : AJU413818